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QUAND CLÉMENT BÉNECH ET FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE FONT DES CANULARS

Farces, impostures et autres supercheries jalonnent l’histoire de la littérature. Les jeunes et talentueux auteurs Clément Bénech et François-Henri Désérable s’amusent depuis des mois à se provoquer par canulars interposés. Pour vous, ils reviennent sur quelques-unes de leurs facéties les plus réjouissantes. Conversation.

 

Clément Bénech : Mon cher François-Henri, je suis ravi d’évoquer avec toi certains événements ayant eu lieu ces dernières années
et que l’on peut regrouper sous le nom de « canulars » ou «impostures » littéraires. Après le plaisir de les commettre, il n’y en a guère de plus grand que de se les remémorer autour d’un demi sans fauxcol.
Le premier que nous fomentâmes eut pour cible l’Académie française, et pour objet un auteur dont les lignes les plus connues sont de cocaïne et pour lequel nous concevons tous les deux une sympathie amusée : Frédéric Beigbeder. Je ne crois pas me tromper en disant cela ?

François-Henri Désérable : Ton langage, mon cher Clément, est bien soutenu pour une conversation orale (mais qui allons-nous berner ? Tout le monde se doute que cela est écrit). Qu’importe, je réponds à ta question : non.

C.B. : Mais je parle tout le temps ainsi… Revenons à notre homme. Avec un certain panache, il a réussi à imposer auprès des jeunes filles une idée assez décontractée de la littérature, prouvant qu’elle peut facilement rimer avec biture (rime riche). Or une réussite aussi insolente ne saurait rester impunie. C’est pourquoi nous avons décidé d’un commun accord de présenter sa candidature à l’Académie, cette institution pour laquelle – parodiant Mallarmé – le monde est fait pour aboutir à un beau dictionnaire.

F.-H.D. : C’est qu’on voulait le voir, notre ami, siéger sous la coupole, parmi ces hommes qui à leur mort se changent en fauteuil (la phrase est de Cocteau), ces gens doctement ridicules, parlant de rien, nourris de vent, et qui pèsent si gravement des mots, des points et des virgules (celle-ci est de Voltaire – un fauteuil, lui aussi).

C.B. : Je ne serais pas aussi virulent. N’oublions pas qu’ils distribuent, à l’occasion, des prix littéraires. Toujours est-il que nous brûlions de le voir porter l’habit vert et avons donc rédigé une lettre à l’Académie en son nom. Dans un style ourlé mais subtil, elle mettait en avant toutes ses qualités. À nos frais, nous l’avons donc imprimée en trente-cinq exemplaires, que nous avons patiemment libellés et envoyés à l’adresse de chaque académicien, à nos frais également. Or je ne sache pas que nous en ayons été remerciés. De mon côté, aucunement, en tout cas. Et du tien ?

F.-H.D. : Nada. Mais je m’étonne, tout de même, qu’aucun immortel – j’en profite pour te rappeler que certains figurent parmi mes écrivains préférés – n’ait ébruité l’affaire. Nous n’eûmes droit à rien, pas même à la moitié d’un entrefilet dans une feuille de chou que
nous fîmes blanc ! À vous dégoûter des canulars ! Mais nous persistâmes. Modiano, que tu aimes tant, eût été fier de nous.

C.B. : Comme tu dis. On sait que ce grand échalas, avant d’être publié à vingt-trois ans sous la couverture blanche d’une célèbre maison d’édition, gagnait quelques sous en vendant à des collectionneurs des livres prétendument dédicacés par leurs illustres auteurs – quand, en vérité, il les signait lui-même à la lueur de la chandelle, comprenant rapidement qu’il obtiendrait un cachet d’autant plus important que la dédicace serait graveleuse. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il aimait appeler des amis en pleine nuit, contrefaisant sa voix, en se faisant passer pour la Gestapo. Ah, les canulars téléphoniques… Ce n’est pas aujourd’hui qu’on ferait un truc
pareil, pas vrai ?

F.-H.D. : Aujourd’hui, on se fait passer pour Busnel. Son assistante, du moins. Tu te rappelles, sans doute, cet après-midi d’avril où ma soeur, sollicitée par mes soins, t’invita par téléphone sur le plateau de la Grande Librairie : « Nous avons eu, dit-elle, un désistement de dernière minute et nous serions heureux de vous recevoir. » Ton premier roman venait de paraître, tu n’avais pas encore fait de télé ; je t’imaginais jubiler intérieurement : toi, Clément Bénech, vingt et un ans, tu allais participer à la grandmesse du jeudi soir ; bientôt, on te reconnaîtrait dans la rue, tu signerais des autographes, les filles se
dénuderaient, s’offriraient sans pudeur à ce nouveau Radiguet, et sans pudeur tu les prendrais en plein jour, à la va-vite, contre une colonne Morris ou la vitrine d’un bijoutier, sous le regard amusé des badauds. « François Busnel, ajouta sa prétendue assistante, a beaucoup aimé votre livre. D’ailleurs, le voilà. Je vous le passe. » Je pris le téléphone. Tu retenais ton souffle. J’explosai de rire. La gloire attendrait.

C.B. : Mmm oui, je crois en avoir un vague souvenir. Ce dont je me souviens parfaitement, c’est d’avoir juré, tel Joe Dalton ou Iznogoud ou tout autre petit nerveux barbu du neuvième art, que ma vengeance se mangerait chaude. Et pourtant, rien n’était plus difficile : tu allais te tenir sur tes gardes. Le téléphone étant exclu, je pris la décision de t’envoyer une lettre. Certes, nous l’avions déjà fait, mais je comptais sur toi pour te dire « pas deux fois », tels les Français peu craintifs d’une percée par la Belgique au début de la Seconde Guerre mondiale. Je piochai, dans ma collection de lettres de refus, l’une de celles qui portent l’entête des éditions Gallimard, sises dans la rue du même nom. Sur une feuille vierge, je contrefis le monogramme, puis les petites lignes tout en bas. Un travail d’orfèvre. Et je remplis le blanc de prose éditoriale : ton roman serait traduit en allemand incessamment sous peu, par les éditions Taube. Patrick Süskind avait écrit un roman intitulé Die Taube, qu’on a traduit en français par Le Pigeon. Je signai d’un nom inventé, garnis le tout de termes techniques piochés çà et là, et postai la missive dans une enveloppe à fenêtre (ça faisait plus sérieux). Puis j’attendis, en me frottant les mains. Quelques jours passèrent, rien n’arriva. Je crus que tu avais reçu la lettre, flairé le canular, et que tu comptais rebondir dessus comme on le fait, dit-on, aux arts martiaux. Or une semaine plus tard, tu m’envoyas un message sobre : « Je vais être traduit en allemand. » Après m’être assuré que tu avais appelé tes parents pour leur annoncer la nouvelle, j’estimai que tu avais ton compte et te suggérai d’aller chercher Taube dans le dictionnaire…

F.-H.D. : Ah, cette lettre… J’y ai vraiment cru. J’imaginais mon livre en tête de gondole des librairies de Berlin, cette ville à la laideur lecorbusienne que tu apprécies tant. Et puis j’allais gagner un peu d’argent, c’était noté sur la lettre, noir sur blanc : La part des droits vous revenant sera portée au crédit de votre compte Auteur dès que
nous recevrons le montant des avances. Was für einen leichtglaübigen Mann ! Tu avais gagné, je décidai d’en finir avec ces canulars. Du moins jusqu’à cette rencontre, près du Luxembourg, qui allait tout changer…

C.B. : Mon journal, tenu comme un groom depuis plus de quatre
ans, est formel : c’est effectivement le jour où la fausse lettre de
Gallimard est arrivée chez toi que je suis allé me promener aux
environs du jardin du Luxembourg. Or, devant le Sénat, plein
d’allant, passait Patrick Modiano. Moi qui, depuis quelques
années, espérais bien le croiser dans le quartier, je vais alors
l’intercepter pour lui serrer la main. Moins gauche qu’on pourrait
le croire, il me remercie pour l’envoi de mon roman, me dit
qu’il va regarder s’il l’a reçu, ainsi qu’acheter la revue Décapage
(reconnue source de bien-être par des personnes bien informées)
où je lui ai écrit une lettre ouverte. Je lui laisse mon adresse e-mail
sur un bout de papier, et il me quitte en me disant qu’il va m’écrire
(faisant le geste d’écrire à la main, ce qui aurait dû me mettre la
puce à l’oreille).

F.-H.D. : Alors bien sûr tu m’appelles dans la foulée, encore tremblant d’émotion, Marie-Madeleine après le Noli me tangere : « J’ai croisé Modiano… », et tu me dis où et quand, dans quelles circonstances, tes paroles et ses silences, et ce mail que tu attends. Les jours passent, et c’est juin. Le 9, tu reçois un message de patrick.modiano@caramail.fr :

Cher Clément Bénech,
Pardonnez ma réponse un peu tardive, j’ai été pris ces derniers
jours. Je n’ai pas retrouvé votre roman, alors je suis allé le faire
acheter par un ami. Je l’ai lu hier et beaucoup aimé. Il y a une
maturité, une maîtrise étonnante pour un auteur de votre âge.
Je serais heureux de vous rencontrer pour en parler. Peut-être
pouvons-nous organiser une rencontre dans la semaine, du moins
si vous êtes à Paris.
Je renouvelle mes félicitations et vous dis à bientôt.
Vôtre,
P.M.

Tu réponds que bien sûr, tu le rencontreras, que son jour, son heure et son endroit seront les tiens. Il t’invite dans un café, à 13 h 00, près du jardin du Luxembourg. Derrière mon écran, j’exulte : patrick.modiano@caramail.fr, c’est moi.

C.B. : Combien de temps ai-je laissé passer avant de t’appeler pour te dire que je t’avais reconnu ? Quelques minutes, tout au plus. Mais tes dénégations étaient plutôt crédibles, et le mail aussi, il faut le reconnaître. Ce « je suis allé le faire acheter par un ami » était un vrai coup de génie. Je me suis dit : soit c’est Modiano, soit Désérable est vraiment un bon écrivain (ce dont je n’étais pas encore sûr à l’époque). Ce grain de réel, c’est oeuvre d’écrivain. Après avoir vérifié dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré, je dois bien convenir que Modiano signe parfois d’un « Vôtre » ses courriers personnels. Mais en même temps, ce souci du détail est lui aussi désérablien… À ce moment-là, j’y croyais à moitié.

F.-H.D. : Et puis j’ai pensé qu’il fallait frapper un grand coup.
Je cherchai l’adresse de Modiano sur Internet : 88, rue Bonaparte, à deux pas de la place Saint-Sulpice. Venez plutôt chez moi, écrivis-je. Tu étais méfiant : il doit y avoir un digicode, n’est-ce pas ? Il y en avait bien un. J’appelai les éditions Gallimard, modifiai ma voix, et avec un léger accent du sud je demandai : « Bonjour, je dois livrer un
colis à M. Modiano Patrick. Pourriez-vous me donner le code de la porte d’entrée ?
— Mais Monsieur, me répondit-on, outré, vous croyez vraiment que l’on donne les codes d’entrée de nos auteurs ? » Je raccrochai. Il fallait louvoyer. J’allai donc me poster devant son immeuble, dans un petit square de l’autre côté de la rue. Une méthode de voyou, j’en conviens. Deux heures passèrent, une fille jeune et jolie finit par s’arrêter devant la porte. Je me précipitai derrière elle, et la surpris en train de taper le code que dans la foulée je t’envoyai via la fausse adresse mail. Dans une heure tu serais là, à ton tour tu composerais les chiffres et les lettres qui t’ouvriraient la porte, puis tu monterais trois étages, sonnerais chez Modiano, te retrouverais nez à nez avec lui, et s’ensuivrait  le plus grand quiproquo de l’histoire de la littérature française. Je me frottai les mains.

C.B. : Audacieux, audacieux. De la veine de Guy Bedos, qui, on ne le sait pas assez, fomenta un enlèvement de Julien Gracq avec quelques amis après que le grand écrivain eut refusé le prix Goncourt en 1951. Là où tu as commis une petite erreur, c’est en me proposant de venir chez Modiano plutôt que dans un restaurant. Car il se trouve que dans l’immeuble où habite Modiano habite aussi la soeur d’une de mes amies… Il ne me faut pas dix minutes pour obtenir le code de l’immeuble. Et il se trouve que tu t’étais trompé d’un chiffre dans ton espionnage. Quelques indices m’avaient déjà alerté de la supercherie, mais si tu m’avais donné le code exact, Dieu sait ce qui serait arrivé. O tempora, o mores.

F.-H.D. : Tu n’es donc pas venu. Mais je ne pouvais me résoudre à rentrer chez moi sur un échec. Alors je trouvai une petite librairie, demandai le dernier Bénech, qui était aussi le premier, contribuai à l’augmentation de ton capital, entrai dans l’immeuble de Modiano, sonnai à sa porte, puis décampai non sans avoir préalablement posé sur son paillasson un exemplaire de L’Été slovène agrémenté d’une grotesque dédicace de l’auteur. Je suppose que Modiano ne t’a jamais répondu…

C.B. : Cette irrévérence, je ne m’en remets pas. En parlant de paillasson, ça me fait penser à celui de Françoise Mallet-Joris qui, dans les années 1970, fut brûlé par quelques agitateurs pour protester contre les petits arrangements du prix Goncourt. Un groupuscule de fouteurs de merde, mené par Jack Thieuloy et Jean-Edern Hallier, était à l’origine du feu. Ce sont les mêmes qui ont aspergé Michel Tournier de ketchup quand il s’est vu remettre le prix. Pour atteindre ce niveau, il faudrait vraiment qu’on frappe fort. Un duel, par exemple, ça pourrait être une bonne idée…

F.-H.D. : Un jour, je t’enverrai mes témoins.

ARTICLE À RETROUVER DANS LE NUMÉRO 50


Clément Bénech et François-Henri Désérable
Nés respectivement en 1991 et 1987. Vivent respectivement
à Bordeaux et Montpellier. Sont joueurs respectivement de basket (amateur) et de hockey (professionnel).
Sont amis dans la vie et sur les réseaux sociaux.
Derniers livres parus : pour l’un, Un amour d’espion, Flammarion, 2017. Et l’autre : Un certain M Piekielny, Gallimard, 2018