Archives par mot-clé : Philippe Jaenada

Décapage N°66

Abonnement découverte N°66

Parution : 19 octobre 2022

Les chroniques

Le Journal littéraire
Arnaud Dudek
Regards
Le boomerang de la réalité
Mathieu Simonet
L’Interview imaginaire
Jules Renard
La Pause
Alban Perinet et Jean-Baptiste Gendarme
Posture (et imposture) de l’homme de lettres
Jean-François Kierzkowski
Et moi, je vous en pose des questions ?
Miguel Bonnefoy
L’Air Vilain
Philippe Vilain
Une autre histoire de la littérature
Notes et propos
Patrice Jean

Thématique : "De la page à la scène"

Paul Valéry note, en 1931, « Écrire, c’est entrer en scène. Il ne faut pas que l’auteur proclame qu’il n’est pas comédien. On n’y échappe pas. » Il est peu probable que Valéry pensait aux nombreux festivals et autres scènes littéraires qui se multiplient partout sur le territoire et occupent de nombreux écrivains le week-end. Concerts littéraires, lectures musicales, performances… De plus en plus d’écrivains quittent ainsi la tour d’ivoire pour fouler les planches et aller à la rencontre de publics qui excèdent leurs seuls lecteurs.
Comment s’improvise-t-on « acteur »  le temps d’une soirée ou d’une tournée. Ou pourquoi, au contraire, refuse-t-on l’exercice ?
À travers ce thème, des auteurs questionnent ce moment où la littérature sort du livre, se déploie autrement, se confronte à d’autres pratiques artistiques. Ou,
au contraire, ils racontent pourquoi ils refusent la performance, à l’instar d’Henri Michaux qui disait : « Ceux qui veulent me voir n’ont qu’à me lire, mon vrai visage est dans mes livres. »
Avec :
Arnaud Cathrine
Blandine Rinkel
Carole Fives
Clément Bénech
Gaëlle Obiégly
Maria Pourchet
Nathalie Kuperman
Philippe Jaenada
Valentine Goby
Et les apparitions de Marie Nimier et Yves Ravey.

La Panoplie Littéraire

Jakuta Alikavazovic par Baudouin, 2022

L’auteure de Comme un ciel en nous (Prix Médicis 2021) raconte son parcours de lectrice, évoque les écrivains et les livres qui comptent et revient sur ses romans – mais ne dit rien sur le prochain : « Je suis à ce stade de l’écriture où il serait tabou de dire quoi que ce soit du travail en cours. »

Créations

Alexis Ferro
L’Italie à mes pieds – Partie II, Venise.
Histoire en trois parties illustrée par Élise Jeanniot

Patrice Pluyette
Trois jours sans parler
Nouvelle illustrée par Elis Wilk

Robert Benchley
L’appât de la canne à pêche
Une courte nouvelle traduite de l’anglais (États-Unis)
par Frédéric Brument et illustrée par Floriane Ricard

Gérard Berréby
Vie désordonnée
Dix poèmes illustrés par l’auteur

Abonnement découverte N°66

16 euros (frais de port offert)

NUMÉRO 60

Numéro épuisé

Chroniques

Le Journal littéraire
Erwan Desplanques
Une saison avec l’auteur de L’Amérique derrière moi.
Regards
#1 Le Paris de Jean Echenoz
Une exploration dessinée de Guy Delisle
#2 L’Intelligence du romancier
Une démonstration de Clément Benech
#3 Comment j’écris
Une explication dYves Ravey
La Pause
Alban Perinet et Jean-Baptiste Gendarme
À vos idoles
Colombe Boncenne
La bibliothèque des idoles
L’Interview imaginaire
Une heure avec Charles Bukowski par Romain Monnery
Posture (et imposture) de l’homme de lettres
Jean-François Kierzkowski
Existe-t-il un environnement géographique propice à la création littéraire ?

Le dossier

L’éditeur assure un rôle déterminant dans l’accès au champ littéraire. Comme le souligne Bourdieu, l’éditeur « n’est pas seulement celui qui procure à l’oeuvre une valeur commerciale en la mettant en rapport avec un certain marché […] il est celui qui peut proclamer la valeur de l’auteur qu’il défend. » Mais l’écrivain est-il moins écrivain avant cette première consécration ? Comment l’écrivain – et son entourage – vit-il l’avant publication ? Le moment où il passe ses nuits et ses week-ends à écrire, sous le regard – amusé ? complaisant ? encourageant ? moqueur ? – de ses proches.

Quatorze auteurs reviennent sur cette période qui précède le premier contrat d’édition, quand il fallait assumer – socialement – le fait d’écrire alors qu’ils n’avaient encore rien publié.
Avec : Carole Fives, Constance Joly, Dominique Noguez, Éric Faye, François-Henri Désérable, Laurence Tardieu, Lisa Balavoine,
Maria Pourchet, Matthias Jambon-Puillet, Nicolas Fargues,
Nicolas Mathieu, Philippe Jaenada, Sylvain Pattieu, Sylvain Prudhomme.

La Panoplie littéraire

Tanguy Viel par Baudouin.

Entré en littérature en 1998, aux éditions de
Minuit, Tanguy Viel est l’auteur d’une dizaine de
livres, dont Article 353 du Code pénal, Grand Prix
RTL-Lire en 2017. Il nous a reçus chez lui, sur les
bords de Loire, un jour gris comme un mois de
novembre et s’est plié au jeu de la Panoplie
littéraire.
Pour nos lecteurs, il évoque son enfance, ses
figures tutélaires, ses amitiés formatrices, explore
sa bibliothèque, ouvre les tiroirs et revient sur
chacun de ses livres.

Créations

Quentin Desauw
Derrière les fagots
Nouvelle illustrée par Jean-Rémy Papleux

Clémence Michallon Daniels
Laissez-moi vous parler d’elle
Nouvelle illustrée par Elis Wilk

Wolcott Gibbs
L’auto-entrepreneur
Nouvelle traduite de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Brument
Et illustrée par Maya Brudieux

Arnaud Modat
Les limites de la philosophie chinoise
Nouvelle illustrée par Floriane Ricard

Thomas Vinau
Ternaire pépère
Nouvelles en 3 lignes illustrées par Émilie Alenda

LE BUREAU DE PHILIPPE JAENADA

« Sur la table de bois où se trouvent le clavier et l’écran : une petite lampe pour la lumière de nuit, la bougie de l’autre côté, près des clopes, du cendrier et de la tasse de café, avec les quatre Légo que je tripote de la main gauche quand je sens que la nervosité (nuisible) monte. »

« J’ai essayé plusieurs fois de travailler ailleurs que dans mon bureau (dans un bar, une chambre d’hôtel, ou chez ma mère), je n’y arrive pas. Je me sens trop perméable à l’extérieur, je me dilue et ce que j’écris ressemble, au mieux, à du vin coupé à l’eau.

Dans mon bureau, rien n’a bougé depuis près de quinze ans. (Ma femme, Anne- Catherine, a des soucis de tocs, de maniaquerie pathologique, chacun des meubles et objets qui emplissent notre appartement a une place qu’elle a déterminée, qu’elle seule connaît précisément (au millimètre près) : elle veille en permanence à ce que
l’ordre qu’elle a choisi (parfois bordélique en apparence, d’ailleurs) soit maintenu – si je déplace une chaise de deux centimètres ou un cendrier d’un, elle passe derrière moi pour arranger le problème. En revanche, nous avons convenu qu’elle ne s’occuperait pas de tout ce qui se trouve dans mon bureau. Je sens qu’elle se fait violence
elle se griffe les paumes quand elle entre), mais elle me laisse décider de mon décor de travail.)
J’ai l’impression d’être un cosmonaute sanglé dans une capsule de fusée, où chaque objet utile est à portée de main, de regard au moins. »

Philippe Jaenada

Retrouvez la Panoplie littéraire de Philippe Jaenada dans le numéro 50.

CHER EDDIE LITTLE… PAR PHILIPPE JAENADA

Salut Eddie,

J’ai vu un truc à la télé sur un type qui parlait avec les morts, et qui avait l’air tranquille et sérieux, donc j’essaie, on sait jamais. Pour tout te dire, je voulais écrire à Bukowski, en fait. Mais il doit recevoir des tonnes de lettres (et je crois que déjà, de son vivant, ça le gonflait), tandis que toi, pauvre fantôme de cette chambre de motel de Los Angeles où tu as claqué le 20 mai 2003, les yeux révulsés à 48 ans, c’est sûrement pas le courrier qui te submerge. Tu dois t’ennuyer à remourir. Bref. J’ai lu tes deux romans, Encore un jour au paradis (Another day in paradise) et Du plomb dans les ailes (Steel toes), ça m’a retourné (plusieurs fois, donc je reste dans le bon sens) et je ne sais plus quoi lire maintenant. T’aurais pu attendre un peu avant de forcer la dose. Deux livres, c’est pas des masses. Toxico, voleur, criminel à 13 ans, plein de fric ou ruiné, toute la vie comme ça dans le tumulte et la déroute, des tas d’années foutues en taule, quelques-unes en cure, foutues, deux livres et c’est terminé, le cœur arrêté, une explosion molle et tu piques du nez pour toujours dans un motel pourri de Sepulveda Blvd, avec trois dollars sur la table de chevet. Maintenant, peu de gens te connaissent, encore, même aux états-Unis. Mais ça va pas durer. Deux livres, finalement, c’est pas mal. C’est ta voix, c’est toi qui restes, ta force désespérée, ton élégance, ton détachement dans le vacarme, qui restent. Ta légèreté malgré toute cette douleur dans le corps. Bref. Je pense à toi dans un appartement du 10e à Paris, c’est quand même un peu de la magie. C’est beaucoup, deux livres. Tu resteras pas longtemps coincé dans ce motel, si tu veux mon avis, tu vas t’étendre dans le monde. Moi, pour l’instant, je descends boire une bière.


Philippe Jaenada
Dans le numéro 28, juin 2006.

 

LIQUÉFACTION PAR PHILIPPE JAENADA

ecrivainpoisson

J’étais invité dans l’émission de Field sur Europe 1, un genre de table ronde commerciale avec toutes sortes d’artistes en promo qui venaient, par tranches de dix minutes chacun dans le tumulte feutré de l’hôtel Costes, tenter comme moi de vendre leurs casseroles, poissons frais et poèmes. J’aime bien Field mais j’avais envie d’y aller comme de me briser les rotules. J’y suis allé quand même. Avant de partir, j’avais noté sur le net l’adresse du Costes, où je n’avais jamais mis les pieds : 239, rue Saint-Honoré. Par crainte ancestrale du retard (l’émission était en direct), j’étais parti de chez moi bien en avance. Je faisais le blasé qui va bougon au boulot, mais j’étais nerveux, timide. Je suis sorti du métro place Vendôme, au milieu des bijouteries, des façades nobles et des voitures silencieuses, comme une sardine du Vieux-Port dans un lagon aux Seychelles. Field prenait l’antenne à 21h04, nous avions rendez-vous à 20h50, il était 20h37. Tranquille. Il fallait que j’aie l’air à l’aise en arrivant – souple, habitué. J’ai tourné à gauche dans la rue Saint-Honoré et suis passé devant le numéro 356. C’était plus loin que je ne pensais mais ça me convenait aux pommes, j’avais juste le temps de marcher paisiblement, lentement, pacha, une soixantaine d’immeubles et d’arriver pile – qu’on n’imagine pas que j’étais parti de chez moi bien en avance, pauvre gars.
Arrivé au 248 (ça me semblait bien éloigné de la place Vendôme, tout de même – le trac déforme sans doute l’espace et le temps), à 20h53, correct, j’ai commencé à regarder du côté des numéros impairs : 165. 248, 165 ? Qu’est-ce que c’est que cette rue bancale ? 20h54. (Quoi, déjà ?) J’ai fait demi-tour comme une voiture américaine et suis reparti dans l’autre sens en courant comme un forcené à fond la caisse, sur vingt mètres car ensuite je n’en pouvais plus (je n’avais pas couru depuis l’épreuve d’athlétisme du bac), j’ai serré les dents et continué aussi vite que je pouvais – vu de l’extérieur, ça ne devait pas faire très rapide –, essayant de respirer et de balancer sobrement les bras en cadence, toujours comme un forcené mais un forcené qui n’en peut plus. En passant près d’un serveur en noir et blanc qui fumait une clope devant un bar, sans trop ralentir ma course désespérée et d’une voix plus forte et plus affolée que je n’aurais voulu, j’ai glapi : « C’EST PAR LÀ, L’HÔTEL COSTES ? » Il a hoché la tête sans me répondre, avec un mélange de consternation et de pitié dans le regard (un type qui va au Costes en courant ne peut pas susciter grand-chose d’autre – une vague sensation de peur, peut-être). Qu’est-ce qui m’avait pris de mettre un pull sous ma veste ? J’étouffais, je dégoulinais, je brûlais de l’intérieur. Je perdais des forces à chaque pas lourd sur le bitume (l’onde de choc me résonnait jusqu’aux tempes). J’ai essayé de lire l’heure sur un parcmètre mais je suis passé trop vite devant – ce qui m’a donné un petit sursaut de fierté, au coeur de la déroute. Après des dizaines de kilomètres, numéro 235 (je suis repassé devant la place Vendôme, en fait il ne fallait pas tourner à gauche mais à droite, c’était tout bête), 237, je me suis planté devant le colosse de glace qui gardait l’entrée du Costes, sans avoir pensé à ralentir un peu avant. La vue brouillée, j’ai tout de même remarqué une sorte de crispation à peine perceptible de tout son corps face à ce type écarlate, hors d’haleine et en sueur qui se ruait vers la porte. J’ai cru qu’il allait me donner un coup de pied par réflexe. Mais quand j’ai bredouillé mon nom et celui de Field, il s’est écarté, à regret. Une attachée de presse m’attendait, inquiète mais très pro (elle m’a accueilli comme si j’étais dans un état normal), et m’a conduit à toute vitesse, ne sachant pas que je risquais la syncope, à travers une grande salle sombre remplie de jeunes gens très détendus qui pépiaient dans la musique, vers une table ronde dans un coin, entourée de techniciens, à laquelle tous les invités étaient déjà installés. Field m’a fait un signe d’urgence, il commençait dans quelques secondes. Avant de m’asseoir à la dernière place libre, j’ai malgré tout pris le temps de serrer la main de tout le monde, Michel Field, Linda Lemay, Anne Brochet, Jean- Paul Rouve et d’autres plus mystérieux, « Philippe Jaenada », pour leur montrer que j’étais à l’aise. Chacun leur tour, ils ont ainsi dû presser entre leurs doigts horrifiés le morceau de chair chaude, molle et ruisselante que je leur tendais. (J’ai vu Anne Brochet s’essuyer discrètement la paume sur son pantalon.) Pendant toute l’émission, j’ai gardé à leurs yeux comme aux miens, collée au corps et à l’âme, cette image de type mal dans sa peau, de retardataire congestionné qui panique. On ne m’y reprendra plus, j’espère. Parce qu’en vrai, je ne suis pas comme ça.


Philippe Jaenada – Décapage numéro 45.
Illustration : Alban Perinet.