LES SALONS DU LIVRE

Après avoir passé plusieurs heures dans des salons du livre, Maria Pourchet revient pour vous sur les sept états de l’auteur en salon (fondés sur des faits réels). Récit.

Au départ « il n’y a pas de défaites possibles », tu te « satisfais d’illusions comme un héros », au départ tu as « fait des plans si larges qu’ils occupent tout l’espace de la réalité ». C’est du Jean Giono  et ça veut dire que tu as décidé d’écrire un livre et que tu t’exécutes. Ensuite, il y a la sortie de l’ouvrage, puis la réalité en face, dite encore « boucherie de la rentrée littéraire ». Ensuite, juste entre le spectre de la pharmacodépendance et l’éventualité d’arrêter d’écrire, entre octobre et mai, il y a les signatures. Les salons. Tout partout en France. Alors qu’est-ce ? S’agit-il d’un exercice qui te permettra de te
rendre en ces « terres inconnues où seule vous emmène la pratique acharnée de votre art » dont parle George Sand 2 qu’il ne fallait pas lire au premier degré, mais trop tard ? Non. Il sera question ici de Saint-Dié-des-Vosges, du Pas-de-Calais (en hiver), du parc de la Villette, de la porte de Versailles et d’un feutre. Journal d’un corps en sept états.

L’état de candeur
« Allez à la rencontre de vos lecteurs, allez. » Je ne sais pas d’où sort cette injonction, je dois à la vérité que personne ne me l’a donnée, mon éditeur n’étant pas un sadique. Un certain relent évangélique dans la prescription m’en laisse supposer l’origine : j’ai dû entendre un truc dans ce goût-là au catéchisme, jadis, et je l’ai déformé. En tout cas j’y réponds, ardemment. Je me trouve à mon premier salon, dûment badgée, écrivain-tronc émergeant d’une pile de trente exemplaires – qu’on pourra recompter dans une heure, ce sera toujours trente. Tandis que le chaland assaille Morgan Sportès, je suis assaillie de pulsions contraires. Pulsion A, rentrer à la maison, pulsion B, plus égotique, relire un des 30 exemplaires devant moi. Préférant l’option B, je trouve des fautes de frappe que je refuse de
m’imputer, c’est déjà assez dur comme ça. L’auteur à ma gauche, signant à tour de bras, suspend son vol afin de savoir si je me parfume au jasmin. Ça le trouble et je lui rappelle quelqu’un. Retour à la pulsion A, dare-dare, le temps de récupérer mon sac, d’arracher mon badge. Mais voici, qu’au pas de charge, arrive le libraire qui a raqué pour le stand et qui a sûrement, lui, des gosses à nourrir. Hop hop hop qu’il me fait, la pile ne va pas descendre toute seule. Ah bon? Encore une chose que j’ignorais. George Sand n’en parlait pas.
Sentiment d’être installée derrière une cagette de melons à Rungis, sentiment affligé que je partage avec mon voisin de gauche. Autant faire connaissance et puis il a l’air de savoir comment s’y prendre pour écouler ses melons. Le voisin de gauche fait dans le roman historique et s’avoue, par ailleurs, sourd de l’oreille droite. Celle du côté où je me trouve, si vous suivez. S’engage une conversation à 150 décibels sur le thème du marketing littéraire, toute la rangée
pouvant profiter de sa portée pédagogique. D’après le romancier historique, un bon livre doit comporter un certain nombre de fellations. Aussi écrit-il sur l’histoire des rois de France, c’est plus facile à caser. Pourquoi donc ? approfondit Candide (vous m’aurez reconnue). C’est simple : vous avisez le visiteur, vous l’alpaguez – qu’importe la manière, simple apostrophe ou préhension de la manche. Avec l’autorité que confère le statut d’écrivain, vous l’obligez à lire un échantillon de votre prose, choisissant opportunément la page relatant ladite fellation, et toc. Candide restant sceptique, démonstration s’ensuit. Triomphe de la théorie : un visiteur qui n’avait rien demandé repart en deux temps trois mouvements vers la caisse avec Petites Affaires des derniers Valois. Voilà, ponctue l’auteur historique, c’est comme ça que ça marche, prenez Michel Houellebecq, pensiez-vous que c’était par hasard ? Du cul toutes les dix pages. Je tente de défendre la portée de l’oeuvre michelesque qui n’a pas besoin de moi pour ça, je sais, mais j’ai du temps. J’ai décidé de rester. Le libraire patrouille, j’ai l’impression que si je me sauve, ça va sonner comme à l’époque où je fauchais du mascara au Prisunic 3. Mais le romancier historique se fout de ce que je pense de Houellebecq, il vend. « Celui-là c’est sur les Plantagenêt avec les histoires de fesses d’Aliénor, comme si vous y étiez », dit-il à une dame sur le ton de C’est un épluche-légumes qui permet aussi d’ouvrir les huîtres. Après quoi, voyant mon naufrage, il me donne des conseils d’aîné : mets-toi debout, souris un peu,
t’habille pas comme ça, on voit même pas vos seins. J’ai dit que moi, montrer mes seins pour 10 %, bof. Ça l’a laissé pensif. Il m’a dit, tu sais votre problème, c’est que vous n’êtes pas assez rentre-dedans. Il l’avait deviné tout de suite que je ne l’étais pas, rentre-dedans. Au flair. À cause du jasmin.

À ma droite, se trouve une poète qui ne montre pas ses seins non plus et qui a beaucoup d’humour. Il en faut. Son éditeur est en faillite, elle vient en montrer les vestiges, avant le pilon, pour le sport : une fort belle édition, un papier magnifique beaucoup trop épais pour que le coût d’exploitation du livre puisse être atteint un jour, c’est sûr. La poète est restée là, à l’état contemplatif et rieur 4 toute la journée, sans rien signer du tout. On a bavardé de Francis Ponge à propos de qui je ne savais rien, et dans l’ensemble je suis repartie moins ignorante que je n’étais entrée.

L’état thérapeute (ou état d’otage)
Quelqu’un cherche quelqu’un à qui parler, car nous en sommes tous là. Il va le chercher dans un endroit où la concentration en gens est importante, au hasard un salon du livre. Là, il arrête son choix sur vous qui n’avez pas l’air occupée. Ce quelqu’un vous parle alors de lui. Très longuement et très en détail, puis s’en va, en vous précisant que tout ça, c’est cadeau : vous avez le droit de le mettre dans un de vos romans. Qu’il n’achètera d’ailleurs pas, la lecture, ça le déprime. Il repassera demain si vous êtes encore sur votre stand. Il a apprécié votre qualité d’écoute.

L’état de honte
Un lecteur repasse dans l’après-midi vous faire corriger une grosse faute dans la dédicace que vous lui avez faite le matin, pas très réveillée. Une faute d’accord, de cette envergure, sous la Blanche, ça l’embête. Eussiez-vous été publiée ailleurs que c’eût été tolérable, vous dit-il au conditionnel passé, que sûrement il sait écrire aussi bien que prononcer. Vous laissant au passage mesurer la persistante valeur du sigle NRF dans l’imaginaire collectif. C’est cool. Mieux vaut du capital symbolique que rien. Bref, il préférerait un pâté plutôt qu’une faute, si vous voulez bien.
Il s’agit d’un lecteur que j’ai gardé. Il est revenu pour le deuxième en précisant qu’il avait emporté du Typex, des fois que. J’aime bien les gens. Je n’ai pas l’air comme ça, mais si.

L’état de guichet de renseignement
(de loin, le pire)
Une visiteuse à son compagnon, comme si vous étiez transparente: «Regarde chéri, c’est les livres jaunes comme Le Hérisson, c’est ceux-là dont je te parlais ». Puis à vous : « Ça marche bien ? Vous en vendez combien ? Par exemple ce mois-ci ? » Attention, crypté. Comprendre : y’a un business model ou pas ? Parce que j’ai personnellement un journal que je me propose de faire connaître au monde et des projets immobiliers. Vous répondez que ça marche du tonnerre de Dieu, pour vous l’entendre dire une fois, ça fait du bien par où ça passe. La visiteuse veut alors votre numéro de téléphone. Attention crypté. Comprendre : le jour où j’ai besoin de contacter votre éditeur, je passe par vous. Mais le 06, c’est comme le reste. ça ne se refourgue pas au premier venu pour, j’insiste, 10 %. Et vous le dites en ces termes, limite polie. Parce que vous n’en pouvez plus, la ventilation du salon vous apporte des effluves de transpiration
et de viennoiseries qui vous rappellent la station Châtelet. Sur un mode nostalgique, c’est dire. « 10 % ? ! ? De combien ? De 16,90 euros !! Mais pourquoi vous le faites ?? » s’émeut alors, à juste titre, la visiteuse. Sur quoi, accablée, vous rentrez au Campanile, méditer sur la condition littéraire, en vous disant que la bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas tout à fait la vôtre. Vous pouvez encore réfléchir. Vous pourriez faire des crêpes à la place. Le prix de revient est très intéressant sur la crêpe, rapport au faible coût des matières premières.

L’état de conscience
État méditatif qu’on vient à éprouver en fin de salon, en écoutant se plaindre les différents acteurs de la chaîne du livre présents sur place. Auteur qui se plaint de son éditeur, libraire qui se plaint du commercial de crainte que vous lui mettiez vos méventes sur le dos, libraire qui se plaint de l’auteur qui est parti boire des coups au lieu de signer, commercial qui se plaint des quatrièmes de couverture, lecteur qui se plaint que Monsieur Echenoz ne soit pas venu comme promis mais pour qui se prennent ces gens. Vous concevez alors, enfin, le sens profond de « chaîne du livre ». Une chaîne de responsabilités à l’ouverture et au terme de laquelle, il n’y a qu’un seul coupable : vous, l’auteur. Qu’après tout, personne n’a forcé à écrire, alors ta gueule.

L’état de sélectionné
(de loin, le meilleur)
Ma formation s’est poursuivie récemment avec un type de salon particulier : le salon doté d’un prix lui-même doté d’un chèque. En l’espèce, le prix du jeune romancier. Ou du débutant. Je ne sais plus exactement mais c’était en rapport avec la jeunesse et l’espoir. Vous aviez reçu une première invitation à Machin-sur- Mer et comme c’était en novembre, et qu’à présent vous les voyiez venir, les invitations pièges, vous avez refusé. Vous avez alors reçu une seconde invitation. Plus subtile, signée d’un genre d’adjoint au maire : « Comment vous dire, il faut absolument que vous veniez, je ne saurais vous en dire plus mais votre absence serait très problématique. » En d’autres termes, termes dont l’expression directe relèverait du délit d’initié, vous le comprenez bien : le prix c’est pour vous. Ce week-end-là, vous avez un article à rendre avant-hier, votre mère est mourante comme d’habitude, c’est l’anniversaire d’un ami fidèle mais vous y allez, à Machin-sur-Mer. C’est votre heure ou ça ne l’est pas. Vous ralliez votre salon, un peu pomponnée, il s’agit tout de même de monter sur une estrade. Un peu plus, vous faisiez péter la jupe. Vous découvrez sur place trois autres jeunes romanciers, respectivement Stock, Intervalles, L’Arpenteur. Vous leur trouvez un air étrangement vainqueur dans la mesure où le lauréat, c’est vous. Débarque un quatrième jeune romancier, Gallimard de janvier, connu pour avoir raflé des prix académiques toute l’année, dont le tour est fini et qui doit être là pour décorer, tout comme Yann Moix. Vous êtes très sympa avec eux envisageant la haine que vous n’allez pas manquer de leur inspirer avec votre succès balnéaire, les pauvres. Et vous leur rappelez, l’air de rien et à titre préventif, que l’essentiel c’est « d’aller à la rencontre du lecteur», n’est-ce pas. Arrive votre moment. L’adjointe au maire est en tenue de Nouvel An. Vous craignez de ne pas en avoir fait assez. Les nommés sont (j’ai bien peur d’avoir entendu « les nominés » mais je préfère ne pas en rajouter) Stock, L’Arpenteur, Intervalles, Gallimard septembre, Gallimard janvier, s’enthousiasme l’adjointe qui précise que l’heureux lauréat se verra offrir en outre un parapluie de golf. Bleu marine, brodé. Comme ceci. Abrégeons. Le prix est allé à Gallimard janvier, celui qui raflait déjà tout depuis l’Épiphanie. L’adjointe au maire lui a claqué la bise qui tache, fière de lui comme si elle l’avait fait. Et comme il avait déjà un cachemire et des godasses tellement cirées que j’aurais pu me remaquiller dedans si nécessaire (mais j’avais déjà forcé, rapport aux sunlights), avec son parapluie bleu marine et son chèque net d’impôt, il a posé un problème de classe à tout le monde. Son livre étant plutôt très bon, pour ne rien arranger 5. Gallimard janvier était lui-même vaguement gêné avec sa trace de rouge Chanel et son pépin qu’il ne savait pas comment tenir, ça se voyait. Au déjeuner « offert par le comité », Stock, L’Arpenteur, Intervalles et moi-même n’avons pas mangé avec lui, on a été salauds. En France, on n’aime pas les cumulards. C’est comme ça.
Avec le recul, ce salon fut mon préféré. Bernard Pivot était des nôtres, façon de parler. Il faisait converger absolument tout le public présent, celui qu’il partage avec Antenne 2, France 2 pardon. La file se déployait, si sage et révérente devant le Roi Lire des années 80 que ça donnait envie de chanter La Marseillaise (ou du Michel Sardou) et que ça bloquait la sortie. Il en venait de partout, faire dédicacer Les Tweets sont des chats, Albin Michel, 2013. Je me suis approchée de la file pour voir ce qu’avaient acheté ces gens, sûrement des ouvrages à propos des réseaux sociaux. Mais c’était essentiellement des livres sur les chats. Ils pensaient simplement en acheter un autre avec Les Tweets sont des chats. Qui ne parle pas vraiment de chats, donc. Parfois la portée métaphorique d’un titre passe au-dessus du lectorat, ça m’est arrivé avec mon dernier qui a été pris pour un guide touristique sur l’Italie.
La confusion pouvant payer parfois. Bernard Pivot (mes hommages) qui connaît bien sa France aurait précisément compté là-dessus que je ne serais pas étonnée. À la fin de la journée, les jeunes auteurs et moi-même sommes allés saluer Monsieur Pivot parce qu’un jeune auteur fait toujours ça, on n’est pas non plus des francs-tireurs. On a repris le train.

À la gare, on a retrouvé le multi-primé. Il a eu l’élégance de le faire oublier en quelques phrases bienveillantes et en portant ma valise. Il ne m’en faut guère plus pour m’attendrir, c’est là une faille de ma personnalité. Le chemin fut des plus agréables, la compagnie fort urbaine et même charmante, comme on dit dans la littérature de voyage du xviiie siècle, quand on se déplaçait en calèche. Dans le wagon presque vide on a échangé des vues bien senties sur la littérature. Comment c’était vain, comment on s’en foutait, comment on avait sûrement mieux à faire, comment on ne voyait pas quoi en même temps. Une dame nous a interrompus en nous disant qu’elle n’écoutait pas nos conversations, mais qu’elle n’avait pas pu s’empêcher d’entendre. Elle venait de se lancer comme agent littéraire, et comme on était beaux – je cite – qu’on était jeunes (je pense qu’on sentait aussi un peu le sable chaud), eh bien c’était quand on voulait. Carte de visite, Book Antiqua corps 10, tramée, avec un lever de soleil. Elle est repartie après un compliment sincère sur le parapluie. On s’est dit que s’il y avait des nanas pour remonter les wagons de seconde classe, montés sur des escarpins de douze centimètres, entre le Pas-de-Calais et Montparnasse pour trouver des écrivains à représenter, c’est que tout allait bien.

L’état numérique
J’aurais dû en rester là. J’aurais dû éviter le Salon du livre, le vrai, celui du parc des expositions, celui de la capitale, qui se différencie des autres par la présence des chaînes de télévision et des CRS. Mais comme j’avais bien aimé le Salon de l’agriculture, je me suis dit pourquoi pas. Il y aura peut-être du pâté et des animaux sympathiques. J’aurais pu éviter l’ultime « rencontre avec le lecteur ». Mais au départ, c’était beau comme une promesse : une lectrice, une vraie, arrivant avec un exemplaire tout taché de mon premier livre (l’émotion, le livre qui a été lu, voire relu, qui n’a pas été revendu sur Price Minister avec la mention « Rare. Dédicacé par l’auteur lui-même, à saisir, 10 euros »). Elle m’a dit qu’elle avait adoré mon premier roman qu’il était – ici suite d’adjectifs dithyrambiques que mon humilité de principe m’interdit de reproduire mais dont je me délecte en cachette. « Vraiment j’ai adoré, a-t-elle répété, une découverte, je suis venue exprès vous le dire. En revanche, je ne vais pas vous prendre le deuxième, j’ai lu sur le blog Les lectures de Nath.59 que c’était nul, bonne continuation. »

ARTICLE PARU DANS LE NUMÉRO 50,
ILLUSTRATION ÉMILIE ALENDA


Maria Pourchet
Née en 1980. Vit et travaille à Paris. Lit aussi des livres et regarde des séries. Écrit aussi pour le cinéma.
Dernier livre paru : Toutes les femmes sauf une, Fayard « Pauvert », 2018.