L’interview imaginaire Louis-Ferdinand Céline

À l’occasion de la parution d’un texte inédit de Céline (Guerre, Gallimard, 2022), nous publions ici l’Interview imaginaire du numéro 53, réalisée en 2015.

Céline nous reçoit chez lui – vous connaissez :
la maison de Meudon, les chats, les chiens, le perroquet,
les cours de danse à l’étage… Céline est assis dans un fauteuil
sous la tonnelle. Une épaisse couverture couvre sa robe
de chambre. Il semble fatigué. Il pleut. *

*Pour nos lecteurs les plus curieux, sachez que les réponses sont extraites des Cahiers de la NRF consacrés à Céline (8 tomes) et de sa correspondance.

Comment allez-vous ? On nous a dit que vous étiez légèrement
déprimé ?

Oh non, je ne suis pas cyclothymique du tout. La cyclothymie est
une maladie artiste et fort distinguée. J’en suis loin ! Je suis crevé
de migraines, insomnies et vertiges de première et rhumatismes.
Toutes affections bien tangibles, coriaces, banales, vulgaires au
possible enfin un névrome au bras – (de blessure) qui me fait
souffrir le diable.

Mais bon, vous êtes là…
C’est par une suite de miracles que je suis là et pas au gniouf ni
crevé. Mais il faut pas tendre la corde au miracle ! Elle pète d’un
mot de travers – tel est mon sentiment – joliment ancré ! Si je m’en
fous d’avoir tort ou raison ! Les quelques saisons qui me restent à
vivre m’intéressent, à ne pas trop souffrir ! Ce sera ardu ! J’ai tout
contre moi : carats, maladies, impécune, boycott – j’ai fait le con,
je paye, c’est régulier.

Revenons à vos débuts, vous étiez médecin, vous avez décidé
d’écrire… Pourquoi ?

Pourquoi ? Pas par vocation. Je n’y avais jamais pensé. Mais je
connaissais Eugène Dabit… Il venait d’avoir un gros succès avec
son Hôtel du Nord. J’ai pensé : « J’en ferais bien autant. Ça m’aiderait à payer le terme. » Alors je m’y suis mis, à fond, cherchant un langage, un style chargé d’émotion, direct…

Votre « petite musique »…
Je l’appelle « petite musique » parce que je suis modeste, mais
c’est une transposition très dure à faire, c’est du travail. Ça n’a
l’air de rien comme ça, mais c’est calé. Pour faire un roman
comme les miens, il faut écrire 80 000 pages à la main pour en tirer 800. Les gens disent en parlant de moi : « Il a l’éloquence naturelle… il écrit comme il parle… c’est les mots de tous les jours… ils sont presque en ordre… on les reconnaît. » Seulement voilà ! c’est « transposé ».
C’est juste pas le mot qu’on attendait, pas la situation qu’on attendait. C’est transposé dans le domaine de la rêverie entre le vrai et le pas vrai, et le mot ainsi employé devient en même temps plus intime et plus exact que le mot tel qu’on l’emploie habituellement. On se fait son style. Il faut bien. Le métier c’est facile, ça s’apprend. Les outils tout faits ne tiennent pas dans les bonnes mains. Le style c’est pareil. Ça sert seulement à sortir de soi ce qu’on a envie de montrer.

Quand même, depuis le temps, cette petite musique, elle
vient facilement, non ?

Je suis un pauvre travailleur, n’est-ce pas. Comme disait Descartes,
je n’ai pas plus de génie que les autres, mais j’ai plus de méthode,
n’est-ce pas !

Des écrivains vous ont-ils influencé ?
Non, je crois que je ne dois rien à aucun écrivain. Ce qui m’a
influencé, c’est le cinéma.

À ce propos, vous avez vu le dernier film de Jean-Luc Godard ?
Aujourd’hui, il est minable. Il s’obstine maintenant à vouloir faire
de la philosophie. Il a un message. C’est drôle, n’est-ce pas ?

Et Fast and furious 7 ?
De la merde !

Il ne vous aura pas échappé que le monde va mal. Cette année [2015] a connu de nombreux événements : l’attentat à Charlie Hebdo, Daech, Boko Haram, l’Ukraine, la Syrie, le Kenya… Comment voyez-vous l’avenir ?
Si tous les hommes ne voulaient pas aller à la guerre, c’est très
simple, ils diraient « Je n’y vais pas ». Mais ils ont le désir de mourir
; il y a un désir, il y a une misanthropie chez l’homme.

Quand même…
Je vois des quantités de jeunes gens qui se mettent des barbes,
n’est-ce pas, qui jouent les chauves… Maintenant, il faut que…
vous avez vu que… ils s’envoient des messages… On se dit, mais
au nom de quoi ? Ils n’ont rien foutu du tout, ils ne savent rien
faire. Ce qu’ils tripotent est extrêmement débile, n’est-ce pas.

Heu… que voulez-vous dire, exactement ? Vous parlez des
hipsters ?

Vous comprenez… un petit truc : cette civilisation, elle fout le
camp…

D’accord. Revenons à la littérature. Vous avez suivi un peu la
dernière rentrée littéraire ?

Aujourd’hui, on découvre un Balzac par semaine et trente
George Sand. Du vent ! Y a personne ! Le charlatanisme mangera
le roman et les belles-lettres. C’est pas moi qui cause ; c’est
Brunetière. Il avait raison. Y a trop de publicité. Le Goncourt,
c’est le plus mauvais roman de l’année.

Il y a de bons Goncourt…
Je dis que ce que l’on fait, ce sont des romans inutiles, parce que
ce qui compte, c’est le style, et le style personne ne veut s’y plier.
Ça demande énormément de travail, et les gens ne sont pas
travailleurs.

On ne va pas vous parler de l’autofiction, alors…
C’est dégoûtant d’écrire sur soi-même, moi, moi, moi ; et se faire
sympathique ce serait plus dégoûtant encore, il vaut mieux se
présenter au public sous un jour ignoble. Il faut que le caractère
soit plus vrai que lui-même.

Que vous inspire le classement des meilleures ventes paru
dans Livres Hebdo la semaine dernière ?

Ne m’intéressent que les gens qui ont un style ; s’ils n’ont pas de
style, ils ne m’intéressent pas. Et c’est rare, un style, Monsieur,
c’est rare. Mais des histoires, il y en a plein la rue : j’en vois partout
des histoires, plein les commissariats, plein les correctionnelles,
plein notre vie.

On ne vous a pas entendu réagir sur le mouvement
« pas d’auteurs = pas de livres » ?

Des bêtises… des questions de gonzesses !

Tout de même, la situation de l’écrivain est
préoccupante.

Il n’a qu’à se résoudre à son sort, penser à son père, sa mère, ses
frères, ses cousins…

Bon, d’accord. L’auto-édition tend à se développer, vous
pensez que d’ici quinze ans les éditeurs auront disparu ?

Oh, ces éditeurs tels ou tels sont les mêmes fripouilles – commerçants – bluffeurs – enculés ou gouines – que nous importe ! Pas un pour en racheter l’autre. Il faudrait qu’on s’édite nous-mêmes – en réalité comme Péguy – vendant moins, mais qu’au comptant,
cash cash. Pas d’histoires pas de contrats pas de chichis.

C’est ce que vous envisagez pour votre prochain livre ? Vous
travaillez à un nouveau roman ?

Oui, oui, j’écris… Il faut que je vive, c’est pour ça que j’écris,
non ! Je hais ça. J’ai toujours haï ça… c’est la chose la plus terrible
pour moi. Je n’ai jamais aimé ça, mais j’ai un don pour ça… ça ne
m’intéresse pas le moins du monde, les choses que j’écris, mais il
faut que je le fasse. C’est une torture, c’est le travail le plus pénible
du monde.
Pensez-vous qu’on vous lira encore dans 50 ans ?
La postérité, ça regarde personne. Le classement interviendra
après. À condition que la langue française ne sombre pas dans
l’oubli !

Et comment aimeriez-vous mourir ?
Le moins douloureusement possible… moi, 35 ans d’agonie…
La bascule sans douleur.