Le dimanche 27 janvier 2019, on apprenait avec une infinie tristesse le décès de l’écrivain Éric Holder.
Nous ne l’avions jamais rencontré. Mais nous aimions ses livres. Il participait souvent, selon les thèmes et les invitations, à la revue. Dans le numéro 53, il se souvenait du jour où son premier manuscrit avait été accepté par les Éditions Le Dilettante. C’était en 1984.
Éric Holder, 1979
En 1979, j’ai dix-neuf ans de province, il ne me reste plus beaucoup de temps pour me rattraper… Je me suis acoquiné exprès avec une Parisienne, la ville lumière, qui l’a tissée, n’entre pas pour rien dans l’amour que je lui porte. Hélas Delphine, à sa majorité, préfère s’installer au milieu de la lavande, sous la Sainte-Victoire. Afin d’adoucir mon impatience, elle raconte le métro, les cafés de Saint-Michel, les catacombes, elle m’envoûte à coup de Grand Rex, de parc Montsouris, de Bouillon Chartier… Je ne me lasse pas de l’entendre raconter la même Seine, quand elle l’enjambe. Avec elle, c’est tous les jours un viron en barlumouche à traviole Paname…
Au libraire d’Aix, Jean-Paul – que nous retrouverons plus tard chez P.O.L. –, j’ai demandé comment faire pour être publié. « Apportez votre manuscrit chez un éditeur dont vous admirez le travail. Si vous avez un peu d’argent à perdre, invitez-le dans un bon restaurant. »
Jean-Paul n’avait pas dit « envoyez » ou « faites parvenir », mais « apportez ». Mon enseigne favorite – parce qu’elle publiait, entre autres, Henri Calet, quelle descendance il aura eue, celui-là, lorsqu’on songe que même Oscar Coop-Phane, qui n’a pas la trentaine… –, bref Le Tout sur le tout nichait rue Barrault 13e.
Il n’y avait pas qu’un éditeur derrière la librairie, son comptoir à l’ancienne, mais plusieurs, une tripotée de talents, en vérité : José Bénamou, Léon Aichelbaum, Olivier Rubinstein – à qui l’on devra, plus tard, la résurrection de Kavvadias ou de Némirovsky… Que des jeunes gens avides de trouvailles, parmi lesquels Dominique Gaultier.
Béni soit ce jour où j’ai rencontré Dominique, hamdoulillah ! Je ne peux plus imaginer ce qu’aurait été ma vie sans lui, sans toi, sans son toit. En 1979, il ne juge pas complètement tarte ce que j’écris, mais me conseille de me « faire la main » en revues, de donner des textes au plus près de la littérature, là où elle s’élabore, dans le genre de creuset que vous tenez en main, par exemple.
J’en pince pour les nouvelles, ça tombe bien. Une première est publiée dans Minuit – à cette occasion je fais la connaissance de Mathieu Lindon rue de Vaugirard. D’autres textes filent au sommaire de L’Ingénu, avenue Jean-Moulin, 14e… Chaque parution vaut de découvrir Paris comme on boit un magnum au goulot, en répandant du champagne alentour. Un rendez-vous d’une demi-heure à la NRF légitime non seulement le voyage depuis le Sud, mais aussi plusieurs jours de flânerie effrénée, oxymoron, une gloutonnerie de pavé qui ne s’achève pas avec la nuit – j’ai trouvé non loin de la place Nationale des buissons où m’abriter et dormir, à l’abri des sycophantes.
C’est pratique pour aller rue Barrault, il n’y a qu’à gravir la place d’Italie, descendre de l’autre côté le boulevard Blanqui. Dominique n’en revient pas que je suive ses conseils à la lettre. Je n’en reviens pas que Dominique, au milieu de tant d’ouvrages anciens, de parutions récentes, trouve le temps d’éplucher d’autres samizdats, des fanzines où je donne des textes. Lui-même en prend un ou deux dans Grandes Largeurs, le mille-feuille maison…
Les années 1980 ont pointé le bout de leur nez à la vitrine de la librairie où l’on rencontre dorénavant Robert Giraud, Gérard Guégan, Yves Martin, Christian Zeimert, Raphaël Sorin, Berroyer, Nicole Caligaris, Denis Tillinac, Eduard Limonov, Raymond Cousse, Patrice Delbourg, Bernard Frank, Dominique Joubert (de lui : « Gide est illisible en prison »)… Ce genre d’histoire s’achève tard, dans des restaus à toile cirée, « Un couscous… Tous pour un ! » Aux petites heures du matin, courses de vitesse en poubelles vides, par tandem, en hurlant plus fort que les riverains excédés… On gagne toujours quand c’est José qui conduit.
Je suis allé voir rue Jacob ou chez Gallimard comment ça se passait. Il y a de la thune, mais gardée par des minets. Il s’agira de composer, en attendant, faut être aveugle pour ne pas voir que s’organise sur la Butte-aux-Cailles le Vierzon, le Laroche-Migennes du réseau littéraire français. J’ai dit à ma poupée : faut te s’couer… Delphine a bien voulu quitter la cour de l’Archevêché, revenir à Paris…
Nous arrivons à temps pour enregistrer un clash au Tout sur le tout. Le principal éditeur est parti en claquant la porte, traitant les autres de dilettantes. Dominique s’est penché sur le mot : « Personne qui ne se fie qu’aux impulsions de ses goûts. » Moins une définition, depuis, qu’une référence, une connivence, un mot de passe.
En 1984, « Ça ne t’ennuierait pas, demande-t-il, d’essuyer les plâtres de la maison, en compagnie de Bernard Frank ? » Ainsi serait clairement définie la double orientation du Dilettante, d’une part la réédition d’auteurs pour hapifious, dont les troncs d’après-guerre feuillaient jusqu’à nous – Grognards et Hussards, du prince des chroniqueurs, avait paru dans Les Temps modernes en 1952 – ; d’autre part, les débutants comme mézigue (Nouvelles du Nord sera tiré à 333 exemplaires, pareil que Grognards et Hussards, puisque son auteur disait « qu’on n’avait jamais qu’un village de lecteurs, 333 habitants… »)
Deux nouvelles dans celles du Nord : un coursier avenue Montaigne, un appartement faubourg Saint-Denis… Il neige rue Barrault quand Dominique y organise une petite fête en notre honneur à tous. La neige, à Paname, c’est le plus enivrant des sorbets, d’une légèreté ! On en lécherait sur le capot des voitures, tu peux pas comprendre, mon pote… Enfin si, maintenant tu peux.
Décapage numéro 53