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Entre (parenthèses) par Patrick Goujon

Entre (parenthèses)

(Un samedi matin, on cherche son numéro de train sur le billet, puis le numéro de voie correspondant sur le tableau d’affichage des départs. On a le temps pour un café, ou pour une cigarette, ou on court, en retard, ou on fait un crochet par le point presse. On monte en seconde classe, ou en première, on se demande s’il y aura une prise dans la voiture pour charger le portable, ordinateur ou téléphone. On essaie de repérer des visages familiers. On est gêné, on est sûr de soi, les mots nous viennent spontanément ou ils nous manquent. On salue de la tête une connaissance, ou bien une bise, on demande si ça va depuis la dernière fois, c’était quand déjà, septembre dernier, la rentrée d’avant, Deux ans ? Vous êtes sûr ? (Lundi, on jouera des coudes dans le métro, Pardon, excusez-moi ; dans les embouteillages on dira Bon t’avances oui ou merde ? ; on demandera Sortez vos trousses et vos cahiers, sourire subliminal sur le visage, tout le monde a compris la consigne de l’exercice 3 page 46?,)

On (re)découvre la ville entre la gare SNCF et le lieu du salon. En minibus, à pied, en autocar. Tiens, c’est super que tu sois invité, t’as un nouveau roman ? Sous la bruine, ou sous un soleil d’été indien, on capte les alentours à l’arrachée, Si vous ne devez voir qu’un truc, c’est celui-là. On prend deux, trois photos à l’iPhone à poster plus tard sur Facebook, on saurait approximativement positionner la ville sur une carte, ou pas, mais peu importe, Le centre historique est superbe. On voit essentiellement des terrasses de café piquetées de parasols Pampryl, des peupliers alignés sur l’avenue du Général Leclerc. (mardi, on pliera les t-shirts piochés un à un sur l’étendoir ; on réservera d’un clic de souris un séjour à Barcelone pour les vacances de la Toussaint ; et sinon, T’as pensé à acheter de la mozzarella ?,) Un libraire nous installe derrière une pile de livres, les nôtres, nous informe qu’il a adoré, surtout le premier, ou s’excuse de ne pas nous avoir lu, Vous voulez boire quelque chose ? On écoute avec plaisir cet auteur à gauche qui relate son voyage en Sibérie et cet autre à droite qui dépeint sa rencontre avec Ginsberg. La foule, clairsemée à ce moment de la journée, des promeneurs derrière des romans, qui ralentissent parfois, les promeneurs, échangent un regard, parfois, retournent le premier exemplaire sur la pile, lisent le résumé, feuillettent, Quelle page ? on se demande, traquant la moindre réaction sur le visage, et subitement alors on pense à un autre visage qui se trouve à quatre cents bornes et on ne saurait dire si quatre cents bornes ça n’est pas rien comparé à la distance qui nous sépare du visage de l’autre côté de la table. (mercredi, on enfournera dans le microondes une barquette surgelée de tagliatelles au poulet ; on appellera la maison de retraite dans la Sarthe pour s’informer de comment va maman, ou papa ; on effacera les lignes superflues d’un tableau Excel,)
On compare le restaurant qui nous a été désigné avec celui de tel ou tel auteur, on se verrait bien déjeuner en reparlant de Ginsberg. On est végétarien, on mange sans gluten, on se taperait volontiers une bonne bavette/côtes-durhône. Les pichets et les verres se succèdent, on est ivre, endolori, on est sur les nerfs, on avale un café. Un musicien joue du bandonéon sous les arcades de la grand-place ; on se rappelle un souvenir ancien ou un évènement qui n’aurait
pas encore eu lieu, Tu travailles sur quoi en ce moment ?, et si les deux coexistent assez, le non-vécu et le passé, et qu’on craint de les perdre, on sort un carnet de sa poche, on inscrit quelques mots, à table devant les autres, en cachette dans les toilettes, des images ou des sensations qu’on emportera avec soi quand le tango argentin aura cessé de jouer, convaincu que quelque chose de nouveau est en train de s’écrire. On se répète le début de la phrase « Pourquoi ce qu’on a finit, pourquoi… » (jeudi, on s’épuisera en arguments devant un agent du Pôle emploi ; on avalera une pilule bleue et deux comprimés blancs ; on laissera sur messagerie, la poitrine comme gonflée à l’hélium, des mots d’amour d’une simplicité insensée, Tu me manques, c’est dingue comme tu me manques,) On parle listes de prix littéraires, montant d’à-valoir sur le prochain roman, (més)ententes avec l’éditeur, Et ça parle de quoi ce que vous écrivez, c’est marrant ? On coche une croix sur la nappe en papier à chaque vente, on regrette d’être venu, on alpague le chaland, on observe avec mépris et/ou embarras ceux qui font l’article et dessinent des croix sur les nappes. On s’applique à trouver une dédicace originale, un tant soit peu personnalisée… Je la mets à quel nom ? Vous êtes de la région ? On est heureux d’être là où on est. Le soir venu, on longe les quais du port, avant le cocktail dînatoire durant lequel monsieur le maire fera son discours. On écoute les clapotis de l’eau contre
la coque des bateaux qui mouillent. La lumière baisse, des loupiotes s’allument, le mouvement lent et incessant des vagues grignote les lettres capitales du Lady Singapour, les arabesques du Let it be.
(vendredi, on avancera de deux épisodes dans la saison 4 de The Wire ; on bouquinera vingt pages d’un Que sais-je ? ; on décrottera à la brosse les semelles boueuses des baskets Littlest Pet Shop de la petite en prévision de sa sortie accrobranche du week-end,) On reprend la promenade sur les quais dans le sens inverse. En titubant. Se pressant. Marquant des haltes. On échoue dans une boîte locale, sous les spots des projecteurs on se déhanche au son d’un classique des années 80, on sirote une vodka tonic, on note le 06 d’un(e) inconnu(e), Voyage voyage, on se sent con, on s’en fout, on a des crampes d’estomac, présence anachronique, on va et vient, Comme une boule de flipper.
Dans la chambre d’hôtel, on mate distraitement une rediffusion de Kill Bill sur le câble, en se déshabillant. Jambes et bras volent dans tous les sens à l’écran, corps débités en morceaux, façon cartoon, deux heures du matin au réveil, on ôte pull et pantalon, on s’étend sur le lit. Des rires et des voix de couche-tard dans le couloir, plus bruyants que le tchac-tchac des armes blanches. On s’endort contre un 06, on s’effondre de fatigue, on fait couler un bain, on se tourne et se retourne sous la couette, on se masturbe pendant que le massacre fait rage, membres sanguinolents tchac-tchac, éparpillés, on implose, avant le silence, on fixe le plafond, on s’endort devant le générique, joue collée à l’oreiller froid, on enlace le traversin, on serre de toutes ses forces l’odeur de lessive fraîche, on respire, dans l’incertitude nocturne que la poignée de mots grattés plus tôt dans la journée accouche de quoi que ce soit de nouveau, « Pourquoi ce qu’on a finit par nous manquer davantage que ce qu’on n’a pas eu ? » (samedi matin, on se posera sur le canapé du salon, on soufflera sur le café, le thé Earl Grey, on se brûlera la langue, et tous les mots que nous ne savons pas dire, nombreux, nous les exprimerons entre parenthèses avec gestes et regards.))



Patrick Goujon
Né en 1978. Ses romans ont pour décor la banlieue (qu’il connaît bien). Travaille par ailleurs comme éducateur scolaire et intervient régulièrement auprès du jeune public. Trouve parfois le temps d’écrire. Dernier livre paru : À l’arrache, Gallimard, 2011.


Texte publié dans le numéro 45 de la revue Décapage.

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NUMÉRO 58

CHRONIQUES
Le Journal littéraire
Frédéric Ciriez
Un journal presque vrai
Regards
#1 Bertrand Guillot
Des chiffres et des lettres
#2 L’AJAR
Quatre livres cultes que vous n’avez jamais lus par le collectif 
L’Interview imaginaire 
Emil Cioran
Une rencontre ironico-sceptique avec Emil Cioran
Et moi, je vous en pose des questions ?
Grégoire Bouillier
Tout savoir sur l’auteur en moins d’une minute, montre en main
Pour remonter le moral de l’auteur
Iegor Gran
Tournons la page de ces prix d’automne attribués à d’autres que nous !
Notes de bas de page & poils de chèvre
Arthur Devriendt
La France, à table !
Posture (et imposture) de l’homme de lettres
Jean-François Kierzkowski
La micro-autobiographie

THÉMATIQUE
« Les avis que je voudrais ne jamais avoir entendus »
Le fameux « J’ai lu ton livre, mais… » et aussi les mauvaises
critiques, les maladresses, les reproches des proches
(ou moins proches), les commentaires inattendus…
Les rapprochements étranges entre son livre et une oeuvre
(ou un auteur) qu’on n’aime pas… Les petites phrases assassines…
Les incompréhensions de lecteurs… Des écrivains triés sur le volet
reviennent sur ces avis qu’ils auraient préféré ne pas avoir entendus.
Avec : Agnès Mathieu-Daudé, Anna Rozen, Arnaud Cathrine,
Émilie Raja, Laurent Sagalovitsch, Mazarine Pingeot, Miguel
Bonnefoy, Nicolas Fargues, Véronique Ovaldé.

LA PANOPLIE LITTÉRAIRE
Nathalie Kuperman par Baudouin
Alors que paraît son nouveau livre, Je suis le genre de fille, Nathalie Kuperman dresse son autoportrait littéraire et nous laisse fouiller ses archives, explore avec nous sa bibliothèque, et interroge ses livres ainsi que son rapport à l’écriture.

CRÉATION
Alicembe
Jojo Dowett
Extraits illustrés par Elis Wilk
Erwan Desplanques
Le Grand Saut
Nouvelle illustrée par Jean-Rémy Papleux
Ludovic Debeurme
Nostalgia volante
Nouvelle illustrée par lui-même
Hélios Azoulay
Moi aussi j’ai vécu
Nouvelle illustrée par Émilie Alenda

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Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur.

C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris la mort accidentelle de l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, le 2 janvier 2018. Il est, comme chacun sait, le fondateur des Éditions POL. 

Les éditions Gallimard lui rendent un petit hommage sur leur site. C’est à lire ici.
Reprise d’un extrait ci-dessous :

« Quand j’ai décidé de faire de l’édition, j’ai fait des stages puis j’ai travaillé chez Bourgois, Flammarion, Hachette… puis en 1975-1976, j’ai été repéré par Georges Lambrichs, alors que je dirigeais une collection chez Flammarion. Il m’a demandé si cela m’intéresserait de travailler chez Gallimard. J’ai rencontré Antoine Gallimard, qui à l’époque s’occupait de « Folio » et bientôt de « L’Imaginaire ». Puis j’ai été reçu par Claude Gallimard qui m’a dit que Georges Lambrichs et Antoine Gallimard lui avaient parlé de moi. Claude m’a alors proposé de rejoindre la maison. Je me souviens qu’en sortant de son bureau, je me suis précipité jusqu’à la cabine téléphonique qui se situait alors au croisement de la rue du Bac et du boulevard Raspail, et j’ai téléphoné en pleurant à mon épouse pour lui dire : « Voilà, je suis embauché chez Gallimard ! » Quinze jours plus tard, j’appelais Claude Gallimard pour lui dire que finalement je ne venais pas … car Flammarion m’avait proposé de créer ma propre maison d’édition. Mais pour moi, l’endroit où il fallait aller, c’était bien chez Gallimard. Je suis content de n’être pas allé chez Minuit ; je porterais aujourd’hui la robe de bure ! À l’égard de ce que je voulais faire, la meilleure association possible, c’est celle qui existe aujourd’hui, et qui a été mise en place depuis 2005. Gallimard est entré dans le capital de POL en 1991, de façon significative mais minoritaire, avec 25 % des parts ; puis en a pris le contrôle en février 2003. J’ai toujours su que si je devais faire de l’édition, je devrais m’appuyer sur un ensemble plus puissant que moi. J’ai d’abord été avec Flammarion, ensuite avec un financier et enfin Gallimard. Il y a eu des moments difficiles, bien sûr, où la maison a été très déficitaire. Antoine Gallimard me disait : « Revenez à l’équilibre au moins. Je ne vous demande pas de faire de l’argent, je vous demande d’être à l’équilibre, c’est tout. » Et je n’ai jamais eu la moindre pression. Pour moi, Gallimard, c’est la maison d’édition de la liberté intellectuelle et de la liberté littéraire. Mais dans mon cas, et avec mon histoire, c’est beaucoup mieux d’être un peu à l’extérieur, car je ne suis pas vraiment fait pour travailler dans une grande structure. »
Paul Otchakovsky-Laurens, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue, 2011

LE BUREAU DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

 

« Moi qui croyais avoir choisi un métier évitant d’aller au bureau, me voilà claustré durant des mois, parfois des années, face à un ordinateur portable (ici posé sur la table de la salle àmanger), ou allongé dans mon lit, ou dans ce fauteuil blanc, ou àGuethary devant un feu de cheminée, entouré de livres meilleurs que les miens. J’aime écrire entouré de bons livres, comme si leur génie allait déteindre. Je rêve que je vais être contaminé. »

Frédéric Beigbeder dans sa Panoplie Littéraire,
Décapage numéro 52.

LE BUREAU DE CHARLES JULIET

Au travail
« Quand je me mets au travail, je n’ai aucune manie, aucun rituel.
J’écris chaque après-midi et aussi le soir si j’en ai l’énergie. J’écris
lentement, laborieusement. La page écrite est tellement raturée
qu’elle en est illisible et que je dois la recopier parfois à deux ou
trois reprises. Il est arrivé qu’une page soit recopiée douze fois.
J’écris souvent dans ma tête au cours de mes insomnies ou
lorsque je marche dans les rues de Lyon ou sur les collines de
mon village. Je me tiens à l’écoute de cette voix silencieuse qui
parle en chacun de nous. Bien des poèmes m’ont été dictés et il
est arrivé parfois que je n’aie même aucun mot à retoucher.
Chaque matin, j’aime me rendre dans un café pour rêver ou
prendre des notes dans un carnet que j’ai toujours avec moi. En
fin d’après-midi, il me faut sortir pour me détendre. Je marche
au hasard en remâchant et corrigeant la page que je viens d’écrire
et que je sais par cœur. « 
CHARLES JULIET,
Extrait de La Panoplie littéraire – revue Décapage – numéro 48.

 

Le bureau de Pierre Michon

 

Le plus important, c’est le plan de travail. Le cœur du
dispositif.
Je n’ai pas de lieu de prédilection. N’importe quelle table ou bureau fait l’affaire pourvu que je puisse l’envahir en totalité pendant quelques jours, J’ai un chantier permanent en Creuse, j’en ai un autre à Nantes, un à Saint-Étienne.
J’ai eu beaucoup de chantiers provisoires, un notamment cet hiver sur la côte atlantique. Il faut que ce soit vite replié et emballé, comme un campement de campagne, diraient les militaires. Je suis un nomade sédentaire.
Ce chantier obéit à plusieurs impératifs : Il doit être encombré, avoir l’air au premier coup d’œil d’un fouillis où je suis le seul à savoir à peu près me diriger. Envahi, investi, sacralisé, comme le templum des augures à Rome, ce petit morceau de ciel qu’ils délimitaient en rectangle entre leurs deux mains ouvertes : et seuls les oiseaux qui passaient dans cet espace avaient valeur de signe prophétique.
D’autres disent qu’ils découpaient cette page de ciel avec leur bâton sacré ; mais j’aime mieux le travail à la main.
Le templum est un cadre : le cadre qui délimite le sacré, qui permet de peindre, celui qui découpe ce qu’on voit. Voir, c’est cadrer. Penser aussi, c’est cadrer. Et donc écrire, à plus forte raison.

PIERRE MICHON
Extrait de La Panoplie littéraire – revue Décapage – numéro 51.

LE BUREAU DE JEAN ECHENOZ

« Je travaille là. Les pots à crayons viennent de quelques voyages
et le porte-lettres, au fond, du bureau de Jérôme Lindon. »

« J’ai beaucoup travaillé sur ce genre de cahiers cartonnés.
Je les achetais quelquefois à l’étranger mais le plus souvent chez
Lavrut, passage Choiseul. »

Images extraites de la Panoplie Littéraire de Jean Echenoz, numéro 41, Hiver-Printemps 2010.