Archives de catégorie : ON A LU, ON A AIMÉ

Cantique de la critique, Arnaud Viviant, La Fabrique, 2021

On connaît la chanson : il n’y a plus de critique ; la presse ne fait plus vendre ; le critique : un écrivain raté, un type imbu de lui-même au ventre mou ; de toute façon, les critiques ne lisent pas les livres… N’en jetez plus ! Le critique littéraire est rhabillé pour l’hiver.

Arnaud Viviant dans un réjouissant Cantique de la critique (La Fabrique) revient sur ce drôle de travail qui consiste à être payé (souvent mal et peu) pour lire des livre et en rendre compte. Viviant, « généraliste de la littérature », précise : « pour décrire ma fonction, je préfère utiliser le terme de chroniqueur littéraire plutôt que celui de critique qui semble un manteau trop grand pour moi. »

La critique, qu’est-ce que c’est ? Réponse de l’auteur : « la critique est l’écriture d’une lecture. » Et Viviant rappelle une chose simple : « il n’y a pas qu’une seule lecture. » « La lecture d’un critique, quel que soit son talent, est une proposition qui ne peut se suffire à elle-même et qui en attend d’autres. » A savoir : celle du lecteur qui aura lu la critique puis, avec un peu de chance, qui lira le livre dont il était question.

Dans ce bref essai Arnaud Viviant revient sur le rôle et le sens de la critique (littéraire). Il brocarde « l’avis des consommateurs » qui s’impose, alors que le « jugement » du critique s’amenuise peu à peu. La véritable critique, nous dit-il, est « l’écriture de l’aventure d’une lecture. » Avec qui a-t-on envie de partir en voyage ? Celui qui connaît les bons chemins qu’emprunte la littérature, ou avec celui qui prend les voies tracées, bien goudronnées sans relief, ni nids-de-poule ? On a notre petite idée.

C’est plaisant, ironique, taquin. On a les mêmes lectures que Viviant – ainsi on croise Sainte-Beuve, Thibaudet, Brenner, Nadeau, Paulhan, Barthes – on s’étonne au passage de ne pas trouver Léautaud – on aperçoit aussi Maurice Pons – que nous ne n’avons pas oublié – et André Blanchard. On est presque en famille.

On se délecte des nombreuses citations et des anecdotes – surtout si on aime les citations et les anecdotes. Derrière ces lignes, parfois irrévérencieuses, on sent la passion de la littérature, le goût du partage, et la tristesse aussi peut-être de voir l’édition – et la littérature – sombrer de plus en plus dans le commercial. Viviant pose la question : « On peut critiquer un art. Mais critiquer une industrie ? » Vous avez 2 h 17 min pour y répondre.  

Mon maître et mon vainqueur, François-Henri Désérable, Gallimard, 2021

Quand on cherche à se procurer une arme, il y a une chance pour que ça finisse mal. Vasco ne nous contrariera pas : « J’ai su que cette histoire allait trop loin quand je suis entré dans une armurerie » confie-t-il au narrateur dès la première phrase de « Mon maître et mon vainqueur », le nouveau roman de François-Henri Désérable (Gallimard).

Deux pages plus loin, le narrateur se retrouve dans le bureau d’un juge qui cherche le fin mot de « cette histoire ». Quelle histoire ? Celle de Vasco (Vincent Ascot) et Tina (Albertine de son prénom complet) qui se sont rencontrés lors d’une soirée chez le narrateur. Entre Vasco et Tina naît une passion aussi incandescente que l’écriture de Désérable.

Mais il y a un hic : Tina a un mari qui se trouve aussi être le père de ses enfants (ils ont même le projet de se marier dans le Luberon, à Beaumont-de-Pertuis).

Est-ce pour ça que Vasco entre dans une armurerie ? Fin du suspense : oui.

Edgar Barzac, le mari, lui a gentiment écrit dans un mail : « Je vais te défoncer à coups de batte. » (Sympa de prévenir). Vasco cherchait alors à se protéger.

Et le juge qui en sait toujours moins que le lecteur voudrait comprendre : d’où vient le revolver de Vasco et qu’est-ce que ce « cahier noirci d’une vingtaine de poèmes » ? Coup de feu et poésie, voilà un combo détonnant. C’est le lecteur qui se frotte les mains.

Jour de chance pour le juge : le narrateur est le meilleur ami de Vasco et le confident de Tina. Le cul entre deux chaises. « Autant dire qu’il attend beaucoup de moi, le juge. Et moi j’étais d’accord pour lui expliquer ce qu’il voulait, si ça lui chantait je pouvais bien me faire l’exégète d’un recueil de poèmes, mais enfin je l’avais quand même mis en garde, il allait devoir s’armer de patience, tout cela allait prendre du temps. C’était toute une histoire, cette histoire. » Le juge a le temps. Et le lecteur aussi qui assiste, dans son fauteuil ou ailleurs, à la déposition.

François-Henri Désérable est un écrivain audacieux : rien ne semble l’effrayer. Il se joue des mots et des situations les plus fantaisistes avec panache, humour et poésie. C’est aussi habile qu’intelligent, aussi drôle que facétieux, aussi sensible – telle une histoire d’amour qui finit mal – que haletant – telle une histoire d’amour qui finit mal. Sa prose fuse comme une balle tirée du pistolet de Verlaine (dont il sera aussi question). Il touche juste à chaque ligne, tire en plein cœur. Le lecteur se laisse balader avec plaisir par l’auteur, comme le juge se laisse berner sans déplaisir par le narrateur.

Châteaux de sable, Louis-Henri de La Rochefoucauld, RoBert Laffont

Louis-Henri de La Rochefoucauld (le narrateur de Château de sable, Robert Laffont) ouvre Tocqueville (en Pléiade, s’il vous plaît) et tombe sur un conseil offert à celui qui veut écrire : « Pour se mettre en train, il faut suivre sa fantaisie » Louis-Henri de La Rochefoucauld (l’auteur, cette fois) a bien suivi ce conseil.

Dans son nouveau roman, « sa fantaisie » le pousse à discuter avec Louis XVI et se balader avec Marie-Antoinette sur l’île Saint-Louis. « Pourquoi ne pouvais-je pas me défaire de ma généalogie ? » se demande Louis-Henri de La Rochefoucauld (lequel ? L’auteur ou le narrateur ?) Il y a des points communs entre les deux (le narrateur est pigiste pour la presse culturelle, comme l’auteur autrefois) et ils portent le même nom. Leur aïeul n’était pas n’importe qui : Le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. [Rappel : le 14 juillet 1789, il répondit à Louis XVI qui demandait « Mais c’est une révolte ? – Non, Sire, c’est une révolution ! » Le bon mot est resté, on en a fait des slogans publicitaires.]
Louis-Henri de La Rochefoucauld-narrateur cherche un sujet de roman. Pour Andreï Makine (de l’Académie française) rencontré au Wepler et page 16, le sujet est tout trouvé : la révolution ! « Refléchissez-y, La Rochefoucauld ! Aucun autre thème n’est intéressant pour vous. Vous ne pouvez qu’y revenir » Makine fait allusion au précédent livre de La Rochefoucauld-auteur : La Révolution française, Gallimard, 2013). La Rochefoucauld (lequel ? on ne sait plus) réfléchit : « La victimisation était tendance, mais le sanglot de l’aristo ne m’avait pas semblé un créneau porteur pour s’attirer les faveurs des médias » Pas faux.

Heureusement, La Rochefaucauld (l’auteur cette fois) a plus d’un tour sous sa plume. Et surtout : il manie avec style l’humour le plus fin et l’art de la dérision.

Son double romanesque se lance alors dans un projet fou : écrire une biographie de Louis XVI. « J’avais le goût des causes perdues, et, de même que le malaise aristocratique état inaudible, le plus grand des guillotinés était indéfendables. Quand aurait-il enfin un bon avocat ? » La Rochefoucauld-narrateur prévient, les condamnations à morts de la reine et du roi « avaient été expéditives » et il compte bien y remédier : « Il était temps de rouvrir leurs dossiers et de réécrire l’histoire. »

Dans un bar clandestin du quartier latin (presque un alexandrin !), « un repaire de royaliste, d’olibrius et de non-alignés, comme on n’en voit plus », La Rochefoucauld-narrateur croise le fantôme de Louis XVI, qui vit tranquillement parmi nous sous le nom de Louis Robinson (adresse personnelle : 17 quai Bourbon). A partir de cette rencontre, le roman prend son envol, devient tour à tour réflexion sur la chute de la monarchie et contemplation aussi loufoque que grave de notre époque.

La Rochefoucauld-auteur, fin observateur (Ah ! presque un alexandrin, encore !), s’amuse autant avec ses personnages qu’avec ses lecteurs qui assistent à un improbable et réjouissant cours d’histoire.

Mais ce livre ne se réduit pas à une simple fantaisie littéraire. Le roman pose plus sérieusement que ça en a l’air la question de l’héritage, de la transmission : que léguer à ses enfants quand on a que des châteaux de sable à leur offrir ?

Étonnant, subtil, mélancolique, drôle, le roman enthousiasmera même ceux qui ont peur des fantômes.

Les Garçons de la cité-jardin, Dan Nisand, LEs AVRILS

Certains romans vous arrachent au quotidien, vous frappent, vous bouleversent, vous remuent. Ils vous obligent aussi à la concentration, à monter à l’assaut de la phrase, de la page. Car au-delà de l’histoire, il y a une écriture. D’un mot : un style.

Dans Les Garçons de la cité-jardin, chaque mot est pesé, chaque personnage, habilement dessiné, chaque dialogue aussi juste que s’ils étaient interprétés par un comédien de la Comédie française.

L’histoire – à la fois celle de ces « Garçons » (les Ischard) que de « la cité-jardin » (à Hildenbrandt, où on croyait à l’utopie d’une « une communauté idéale ») – prend de l’ampleur, chapitre après chapitre.

Comme tous les garçons du monde, « les enfants bénis de la cité-jardin complotent à devenir des hommes. » Mais on sait bien que ce n’est pas toujours facile.

La cité tremble quand les Ischard passent. Entendre crier dans la rue « Je suis un Ischard ! » et les yeux se détournent ou plongent sur les chaussures. Et encore : « Quand il était question d’eux, nul n’avait jamais été besoin de prononcer leur nom. » On voit le genre : « Irresponsables, asociaux, meneurs et récidivistes.  »

Les Ischard ont appris à vivre avec l’absence de leur mère et un père taiseux. Photo de famille : Virgile, l’aîné, une brute parfois mélancolique ; Jonas « de constitution moins solide » (donc plus hargneux) a le coup de poing facile. Le dernier des Ischard apporte un peu de lumière. Melvil, « un enfant si sensible » qui tente de tracer sa route en échappant à la violence du monde (et de ses frères). Au sortir de l’adolescence, il bosse au service courrier « dans le sous-sol de la cité administrative ». Il s’accroche à ses amis, William et Hippolyte : « Un ivrogne et un infirme. Un intellectuel et un demeuré. Deux couillons. » Pas sûr que ça aide vraiment. Et puis un soir, « Nelly Burgmüller est là, dans le salon des Ischard, assise sur leur canapé. » Pas sûr non plus que ça arrange les choses de la vie…

Dans ce roman social d’une tension extrême – la fin est prodigieuse –, Dan Nisand nous raconte l’histoire de ceux qui tentent de donner un sens à leur vie quand tout semble sans espoir. Une question en filigrane : peut-on échapper au déterminisme social ? Une piste : « Dans le fond, un Ischard reste un Ischard, se dit-il comme pour se consoler – se convaincre. » Après avoir lu Les Garçons de la cité-jardin, le lecteur, lui, ne sera plus tout à fait le même lecteur.

24 Fois la vérité, Raphaël Meltz, Le Tripode

On suit Raphaël Meltz depuis son premier livre (c’était aux Éditions du Panama, Mallarmé et moi. Hilarant, déjà.) Il revient avec un livre drôle, iconoclaste, pétillant, réjouissant.

Adrien est journaliste spécialisé dans le numérique – ça l’intéresse moyennement et il porte un regard décalé sur le monde qui a pris possession de notre temps (et de nos vies). Lui, ce qu’il aime, Adrien, c’est écrire. Il cherche un sujet de roman (comme par hasard).

« Pour écrire un roman, il n’y a qu’un seul cadre que j’accepte de me fixer, un seul cadre : pour écrire un roman, je dois être capable de convoquer les spectres – quelle autre définition, quelle meilleure définition que celle-ci, pour être écrivain il faut pouvoir convoquer les spectres m’avait dit un vieux monsieur un soir, c’était le 25 octobre 1995, c’était un clochard céleste comme on dit, un clochard lecteur… »

Les spectres ? « Tu devrais écrire sur papy c’est quand même un sacré sujet de roman » lui souffle son père. Papy ? Gabriel ? Celui qui a été un des premiers opérateurs du cinéma ? Celui qui a parcouru le vingtième siècle derrière sa caméra ? Hum… pourquoi pas se dit Adrien qui doit quand même y réfléchir un peu.

Raphaël Meltz aime jouer avec l’inter-textualité, ses personnages et surtout son lecteur.
On ne le dira jamais assez : quand il y a de l’humour à l’écriture, il y a du plaisir à la lecture.
Le style de Raphaël Meltz, c’est l’ajout, la circonvolution, la phrase qui tourbillonne, l’ironie qui mord, le dialogue qui frappe et la pensée qui claque.
Ce roman n’est pas seulement le lieu de la joyeuse gaudriole : il y a aussi beaucoup de sensibilité dans le portrait de Gabriel avec qui on traverse le siècle de 1919 au 11 septembre 2001.
Avec ce roman, Raphaël Meltz réalise exactement ce que son personnage Adrien ambitionne de faire : un livre qui avance « par cercles concentriques, c’est-à-dire tourner autour d’un sujet et avancer en même temps, se déplacer, dans le temps, dans l’espace, la perspective, la dimension, sans le faire de façon linéaire, ça c’est tellement facile… »

Raphaël Meltz construit son roman ainsi, passant d’une époque à l’autre, d’un sujet à l’autre, d’une théorie à l’autre. On rit beaucoup, on revisite l’histoire du cinéma, on ne veut ps que ça se termine trop vite. Mais même les bons romans ont une fin.

Feu de Maria Pourchet, Fayard, 2021

Depuis son premier roman – Avancer, 2012, Gallimard – nous suivons avec attention et enthousiasme le travail de Maria Pourchet. Nous avons déjà signalé dans nos pages son humour, son regard sur le monde, ses habiles constructions narratives, la fougue de ses phrases et ses trouvailles stylistiques. Ça n’aura échappé à personne, Maria Pourchet publie son nouveau roman dans cette rentrée littéraire (Feu, Fayard).

Une fois encore, c’est une très grande réussite. Sur une histoire apparemment banale, elle parvient, grâce à la flamboyance de son écriture, un véritable tour de force. L’histoire est simple, donc : Laure, professeur d’université, s’ennuie dans son couple et dans son rôle de mère. Elle est à un moment de sa vie où elle aurait bien envie de tout envoyer valser (40 ans). Elle rencontre Clément, 50 ans, célibataire, qui, lui, s’ennuie dans son boulot (la finance). Homme sans illusion, son quotidien est d’une morosité absolue – il vit avec un chien, prénommé Papa à qui il détaille ses journées et confie les élans de son cœur. Entre Laure et Clément va brûler une passion ardente. Clément prévient, provoquant : « Attention Laure, on peut tomber amoureuse comme on devient de droite, comme ils devenaient nazis. Par mégarde. Sur un malentendu, une histoire de cul au bon endroit, la sonate numéro 23 au bon moment. » Une simple question de désir ? De moment ? Une envie de se sentir vivant dans les yeux de l’autre, dans ses bras. Alors qu’elle retourne vers sa vie de famille après une après-midi d’amour, Laure s’étonne : « Tu ne peux pas croire que Clément, son Alfa encore à deux cents et sa main et ses lèvres ne se voient pas dans tes yeux. » Comment ne pas voir la passion qui consume Laure de l’intérieur ?

On lit ce roman comme on court pour échapper aux flammes, à bout de souffle. Les phrases cavalcadent, on imagine que les mots brûlaient les doigts de Maria Pourchet. Quand les scènes s’allongent, c’est aussi sublime qu’un voyage à Sienne avec sa maîtresse ou son amant (on n’a pas essayé). Autre moment de grâce : les rapports entre Laure et sa fille aînée, Véra, adolescente qui fait tout pour agacer son monde – en particulier sa mère qui a pourtant la tête ailleurs.

Grand coup de cœur pour ce coup de Feu !

Retrouver aussi Le Journal littéraire de Maria Pourchet dans le numéro à paraître en octobre.

Recevez en avant-première ce numéro en vous abonnant dès aujourd’hui à la revue sur le site : ici.

Jacques Lemarchand, Journal, Claire Paulhan Éditions

Lemarchand et la littérature (et les femmes)

Jacques Lemarchand est journaliste, auteur et éditeur. Enfin, on devrait dire : était journaliste, auteur, éditeur. Il est mort en 1974. Il travaillait chez Gallimard – ce n’est pas ça qui l’a tué, on vous rassure. Il était dans les petits papiers de la direction. Preuves : Jean Paulhan lui a proposé de diriger la NRF en 1943 pour remplacer Drieu La Rochelle – mais Lemarchand a refusé, on imagine aisément pourquoi (même si pendant la guerre, il n’a pas vraiment été le plus résistant.) ; Gaston Gallimard – himself – le nomme au célèbre comité de lecture de la maison.

Le journal de Lemarchand est aussi intime que professionnel. Il consigne, pour lui-même – sans penser qu’on le lira 40 ans plus tard – les faits et gestes du quotidien. Exemples ? La main aux fesses qu’il glisse sans vergogne à une jeune auteure, ceux qui viennent le voir dans son bureau, les réunions du comité de lecture qu’il appelle « la conférence », ses déjeuners et soirées. Il est touchant de sincérité, ne s’épargnant pas. Il parle beaucoup de ses relations avec des femmes – autre époque ! C’est d’ailleurs très cru, comme dégagé de tout affect. Mais ça permet de saisir la psychologie de ce type qui est, dans le fond, terriblement seul.

Il a un style. Quasi télégraphique. Sec. Proche de la note.
Se soucie-t-il de qui le lire plus tard ? Non, pas à notre connaissance. Quand son journal a été trouvé dans son bureau chez Gallimard, il a été rendu à sa famille en leur demandant d’attendre au moins 30 ans avant d’envisager une publication.

Lemarchand a-t-il des choses à révéler ? Pas vraiment. Il n’y a pratiquement pas de mention de ce qu’il se passe dans le monde, comme s’il ne voyait rien, comme si ça ne l’intéressait pas.

Lemarchand et la littérature (et les femmes), c’est tout. C’est même parfois très frustrant. Si Ionesco passe le voir, il note : « Visite de Ionesco. » Que se sont-ils dit ? Le but de la visite ? On n’en sait rien. Par contre, il détaille comment il rentre d’un dîner : « En taxi », à quelle heure, il se couche : « 22h30 », ce qu’il fait après une bonne nuit : « Me fait sucer au réveil. »

Cet été, osez la lecture !

A lire : Jacques Lemarchand, Journal, Trois tomes, Claire Paulhan Éditions, 2020.

Le Dernier été en ville de Gianfranco Calligarich

[Dolce vita] 

Vivre épuise – même l’été à Rome, fin des années 60. Les journées peuvent être chaudes ou pluvieuses et sont souvent vides.

Léo Gazzarra en sait quelque chose. La vie semble tout faire pour lui échapper : pas de logement, petits boulots inconsistants dans des revues ou des journaux sportifs, solitude désarmante, problème avec l’alcool (il essaie d’arrêter – ne lui en parlez pas) et l’argent (il n’en a pas).

Une seule certitude : « La vie, il valait mieux se contenter de l’observer » – ce qu’il fait très bien, pour notre plus grand plaisir. Parfois quand quelqu’un « mettait les voiles » il en profite pour s’installer dans son appartement. Les chambres d’hôtel, c’est comme tout, on s’en lasse. Il passe son temps à échafauder « des plans pour parer à la déveine », sans y croire vraiment.

Deux amis bienveillants essaient de le pistonner dans des boulots qu’il ne sait pas garder. Pour quoi faire ? semble demander Léo en haussant les épaules. Le désespoir est au bout de la ligne. Et Léo est « au bout du rouleau » (expression qui revient un peu trop souvent, dommage. Tout comme le mot : « Brancal »).

Le soir de ses trente ans, il pleut. Il passe chez ses amis Viola et Renzo Diacono, le ventre vide. Pas de chance : ils reçoivent ce soir-là. Les convives affichent « cet air satisfait des gens dont l’estomac est plein. » Eux, ils s’occupent de leurs carrières. Heureusement, Léo repère Arianna. Au premier coup d’œil, vous cernez la fille (et Léo aussi) : tourmentée, magnifique, fragile. Signe particulier : vous fera souffrir. Léo le sait mais il n’est plus à un naufrage près. Arianna : le genre qui vous embrasse en disant « Ne va pas croire que je t’aime, hein. » On est prêt à tout lui pardonner, même ses retards. Vaut mieux : avec elle, l’heure du rendez-vous, c’est l’heure où elle commence à se maquiller. Est-ce vraiment une fille pour Léo ? Oui. Pour des virées nocturne à travers la ville, notamment. Pratique : « Elle connaissait la nuit comme ses poches. » Est-ce la fin des ennuis de Léo Gazzarra ? Pas sûr.

Le Dernier été en ville, est le premier roman de Gianfranco Calligarich publié en 1973. Calligarich saisit aussi bien la ville que l’époque – on observe à travers le regard vaguement dépressif de Léo cette société italienne qui peint, travaille à la télévision, réalise des films : « Ils semblaient dire que, oh, ils savaient fort bien comment se passaient les choses, dehors, dans ce monde plein de pluie et de bassesses, mais qu’ils savaient aussi qu’un verre de scotch et des bavardages entre amis rendraient la pression de la multitude contre les remparts tout à fait négligeable. »

Ce roman d’ambiance par excellence, aux dialogues piquants est un véritable petit chefs-d’œuvre mélancolique comme on les aime. Il y a tellement de phrases à souligner qu’on conseille vivement de le lire deux fois. Premières phrases : « Du reste, c’est toujours pareil. On se démène pour rester à l’écart et puis un beau jour, on se retrouve embarqué dans une histoire qui nous conduit tout droit vers la fin. » La fin, justement, est bouleversante. « Bon Dieu, il y avait donc encore quelque à chose sauver, dans ce monde ! » dit à un moment Léo. Oui, ce magnifique roman.

Cet été, osez la lecture !

A lire : Le Dernier été en ville de Gianfranco Calligarich, traduit de l’italien par Laura Brignon, Gallimard, 2021.

Andreï Siniavski, André-la-poisse, traduit du russe par Louis Martinez, Éditions du Typhon.

La poisse !

Qui est André-la-Poisse ?
Présentation : Arrive au monde alors que sa mère a déjà « cinq fils plus brillants ». Ne connaît pas son père. Ce qui donne probablement du sel à l’existence. De son propre aveu : « Ma naissance et mon éducation n’eurent rien que de normal. » Devient bègue à 4 ans. Rencontre « fée » Dora Alexandrovna (à noter : disparition du bégaiement – chouette ! – mais en échange, renonce à l’amour – moins chouette). Enfance plutôt solitaire. Poursuit de belles études (souvenir de dissertation : L’image de la femme russe dans l’œuvre de l’écrivain russe Nekrassov.)  Confidence : « Mes camarades me fuyaient » Pourquoi ? Tout est dans le titre : André n’a pas de chance. Il provoque des catastrophes sans le vouloir. Il envoie ses « amis » au goulag, ou ils se fracassent le crâne, ou ils ont des accidents.

André, pourquoi faites-vous ça ?
Réponse : « Je veux du bien aux gens. Je me décarcasse. Et c’est tout le contraire. » Ça arrive souvent, ça. Et la famille, ça va ? Pas vraiment : « De tous les crimes, de tous les meurtres qu’on m’attribue, voilà une mort que j’assume. Oui, vraiment, c’est moi qui ai lancé mon frère au-devant des balles. » Sympa de le reconnaître. Il prévient : « Il n’est rien sur terre dont nous sachions tirer bénéfice. » Avec André, on n’est pas près de s’ennuyer.

Ce livre iconoclaste à l’ironie mordante est l’œuvre d’Andreï Siniavsiki. Comme son nom ne l’indique pas, Siniavsiki est le père de l’écrivain Iegor Gran que nos lecteurs attentifs connaissent bien – il participe souvent à la revue, détail sur notre site.  

On souligne au passage le remarquable travail des éditions du Typhon qui réédite ce livre, traduit du russe par Louis Martinez.

Cet été, osez la lecture !

A lire : André-la-poisse, Andreï Siniavski, traduit du russe par Louis Martinez, Éditions du Typhon, 2020.

UN MONDE DE LETTRES, LES AUTEURS DE LA PREMIÈRE NRF (GALLIMARD)

Le numéro est excellent

Comment naît une revue littéraire ? On ne devrait pas se poser la question. Heureusement, d’autres l’ont fait pour nous et ils se sont réunis en colloque – sérieux – à la Fondation des Treilles. Objet de l’étude : la Nouvelle Revue Français (NRF, pour les intimes). Ils ne se sont pas contentés de relire les anciens numéros, ils ont épluché des « milliers de lettres laissées par les proches de la revue ». On n’a pas recompté, on fait confiance.

Quelle ligne tenir ? Qui publier ? Comment rassembler sous une même couverture des auteurs qui ne prendraient pas un pastis ensemble ? Comment gérer les susceptibilités des uns et les ambitions des autres ? Les interventions sont passionnantes pour peu qu’on s’intéresse aux revues (littéraires) et à la littérature (en général). Si les conférences sont éclairantes, les échanges épistolaires sont savoureux. Comme l’écrit Jean Schlumberger à Jacques Copeau : « Le numéro est excellent d’ensemble. » On voit une histoire littéraire s’écrire sous nos yeux. Exemple : Jean Paulhan tente de collaborer à la NRF. Schlumberger envoie un mot à Copeau, le 8 septembre 1912 : « Lisez ces poèmes qui ne me paraissent pas dépourvus d’intérêt et faites suivre la lettre si vous le jugez à propos. Ce Jean Pouilhan [sic] m’envoyait par le même courrier un intelligent article sur des chants populaires malgaches. » (Rappelons que Paulhan deviendra un personnage incontournable de la NRF.) On comprend que faire une revue n’est pas une sinécure (on le sait bien) Pour finir, un dernier mot de Jacques Copeau : « Je ne débande pas un instant, cher vieux. Et je vous assure que je fais du travail. » On le croit.

Cet été, osez la lecture !

A lire : Un monstre de lettres, Les auteurs de la première NRF au miroir de leurs correspondances, Gallimard, 2021.