Archives de catégorie : SOUVENIRS DE PROMO

L’écrivain est comme un nageur de 1 000 mètres dans sa ligne :
il se croit seul dans la piscine alors qu’autour de lui d’autres
nageurs enchaînent brasse coulée et papillon crawlé (forcément).
Le bassin est encombré. À la surface flottent les livres oubliés,
écrasés, sacrifiés. Les projecteurs ne peuvent éclairer
tout le monde. Il faut souvent donner de sa personne et accepter
la promotion pour sortir son épingle du jeu.
Retour sur ce moment jubilatoire ou terrifiant où l’écrivain
quitte sa tour d’ivoire pour se confronter au monde.
Thématique à retrouver dans le numéro 45 de Décapage, paru en septembre 2012.

Entre (parenthèses) par Patrick Goujon

Entre (parenthèses)

(Un samedi matin, on cherche son numéro de train sur le billet, puis le numéro de voie correspondant sur le tableau d’affichage des départs. On a le temps pour un café, ou pour une cigarette, ou on court, en retard, ou on fait un crochet par le point presse. On monte en seconde classe, ou en première, on se demande s’il y aura une prise dans la voiture pour charger le portable, ordinateur ou téléphone. On essaie de repérer des visages familiers. On est gêné, on est sûr de soi, les mots nous viennent spontanément ou ils nous manquent. On salue de la tête une connaissance, ou bien une bise, on demande si ça va depuis la dernière fois, c’était quand déjà, septembre dernier, la rentrée d’avant, Deux ans ? Vous êtes sûr ? (Lundi, on jouera des coudes dans le métro, Pardon, excusez-moi ; dans les embouteillages on dira Bon t’avances oui ou merde ? ; on demandera Sortez vos trousses et vos cahiers, sourire subliminal sur le visage, tout le monde a compris la consigne de l’exercice 3 page 46?,)

On (re)découvre la ville entre la gare SNCF et le lieu du salon. En minibus, à pied, en autocar. Tiens, c’est super que tu sois invité, t’as un nouveau roman ? Sous la bruine, ou sous un soleil d’été indien, on capte les alentours à l’arrachée, Si vous ne devez voir qu’un truc, c’est celui-là. On prend deux, trois photos à l’iPhone à poster plus tard sur Facebook, on saurait approximativement positionner la ville sur une carte, ou pas, mais peu importe, Le centre historique est superbe. On voit essentiellement des terrasses de café piquetées de parasols Pampryl, des peupliers alignés sur l’avenue du Général Leclerc. (mardi, on pliera les t-shirts piochés un à un sur l’étendoir ; on réservera d’un clic de souris un séjour à Barcelone pour les vacances de la Toussaint ; et sinon, T’as pensé à acheter de la mozzarella ?,) Un libraire nous installe derrière une pile de livres, les nôtres, nous informe qu’il a adoré, surtout le premier, ou s’excuse de ne pas nous avoir lu, Vous voulez boire quelque chose ? On écoute avec plaisir cet auteur à gauche qui relate son voyage en Sibérie et cet autre à droite qui dépeint sa rencontre avec Ginsberg. La foule, clairsemée à ce moment de la journée, des promeneurs derrière des romans, qui ralentissent parfois, les promeneurs, échangent un regard, parfois, retournent le premier exemplaire sur la pile, lisent le résumé, feuillettent, Quelle page ? on se demande, traquant la moindre réaction sur le visage, et subitement alors on pense à un autre visage qui se trouve à quatre cents bornes et on ne saurait dire si quatre cents bornes ça n’est pas rien comparé à la distance qui nous sépare du visage de l’autre côté de la table. (mercredi, on enfournera dans le microondes une barquette surgelée de tagliatelles au poulet ; on appellera la maison de retraite dans la Sarthe pour s’informer de comment va maman, ou papa ; on effacera les lignes superflues d’un tableau Excel,)
On compare le restaurant qui nous a été désigné avec celui de tel ou tel auteur, on se verrait bien déjeuner en reparlant de Ginsberg. On est végétarien, on mange sans gluten, on se taperait volontiers une bonne bavette/côtes-durhône. Les pichets et les verres se succèdent, on est ivre, endolori, on est sur les nerfs, on avale un café. Un musicien joue du bandonéon sous les arcades de la grand-place ; on se rappelle un souvenir ancien ou un évènement qui n’aurait
pas encore eu lieu, Tu travailles sur quoi en ce moment ?, et si les deux coexistent assez, le non-vécu et le passé, et qu’on craint de les perdre, on sort un carnet de sa poche, on inscrit quelques mots, à table devant les autres, en cachette dans les toilettes, des images ou des sensations qu’on emportera avec soi quand le tango argentin aura cessé de jouer, convaincu que quelque chose de nouveau est en train de s’écrire. On se répète le début de la phrase « Pourquoi ce qu’on a finit, pourquoi… » (jeudi, on s’épuisera en arguments devant un agent du Pôle emploi ; on avalera une pilule bleue et deux comprimés blancs ; on laissera sur messagerie, la poitrine comme gonflée à l’hélium, des mots d’amour d’une simplicité insensée, Tu me manques, c’est dingue comme tu me manques,) On parle listes de prix littéraires, montant d’à-valoir sur le prochain roman, (més)ententes avec l’éditeur, Et ça parle de quoi ce que vous écrivez, c’est marrant ? On coche une croix sur la nappe en papier à chaque vente, on regrette d’être venu, on alpague le chaland, on observe avec mépris et/ou embarras ceux qui font l’article et dessinent des croix sur les nappes. On s’applique à trouver une dédicace originale, un tant soit peu personnalisée… Je la mets à quel nom ? Vous êtes de la région ? On est heureux d’être là où on est. Le soir venu, on longe les quais du port, avant le cocktail dînatoire durant lequel monsieur le maire fera son discours. On écoute les clapotis de l’eau contre
la coque des bateaux qui mouillent. La lumière baisse, des loupiotes s’allument, le mouvement lent et incessant des vagues grignote les lettres capitales du Lady Singapour, les arabesques du Let it be.
(vendredi, on avancera de deux épisodes dans la saison 4 de The Wire ; on bouquinera vingt pages d’un Que sais-je ? ; on décrottera à la brosse les semelles boueuses des baskets Littlest Pet Shop de la petite en prévision de sa sortie accrobranche du week-end,) On reprend la promenade sur les quais dans le sens inverse. En titubant. Se pressant. Marquant des haltes. On échoue dans une boîte locale, sous les spots des projecteurs on se déhanche au son d’un classique des années 80, on sirote une vodka tonic, on note le 06 d’un(e) inconnu(e), Voyage voyage, on se sent con, on s’en fout, on a des crampes d’estomac, présence anachronique, on va et vient, Comme une boule de flipper.
Dans la chambre d’hôtel, on mate distraitement une rediffusion de Kill Bill sur le câble, en se déshabillant. Jambes et bras volent dans tous les sens à l’écran, corps débités en morceaux, façon cartoon, deux heures du matin au réveil, on ôte pull et pantalon, on s’étend sur le lit. Des rires et des voix de couche-tard dans le couloir, plus bruyants que le tchac-tchac des armes blanches. On s’endort contre un 06, on s’effondre de fatigue, on fait couler un bain, on se tourne et se retourne sous la couette, on se masturbe pendant que le massacre fait rage, membres sanguinolents tchac-tchac, éparpillés, on implose, avant le silence, on fixe le plafond, on s’endort devant le générique, joue collée à l’oreiller froid, on enlace le traversin, on serre de toutes ses forces l’odeur de lessive fraîche, on respire, dans l’incertitude nocturne que la poignée de mots grattés plus tôt dans la journée accouche de quoi que ce soit de nouveau, « Pourquoi ce qu’on a finit par nous manquer davantage que ce qu’on n’a pas eu ? » (samedi matin, on se posera sur le canapé du salon, on soufflera sur le café, le thé Earl Grey, on se brûlera la langue, et tous les mots que nous ne savons pas dire, nombreux, nous les exprimerons entre parenthèses avec gestes et regards.))



Patrick Goujon
Né en 1978. Ses romans ont pour décor la banlieue (qu’il connaît bien). Travaille par ailleurs comme éducateur scolaire et intervient régulièrement auprès du jeune public. Trouve parfois le temps d’écrire. Dernier livre paru : À l’arrache, Gallimard, 2011.


Texte publié dans le numéro 45 de la revue Décapage.

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Confusion par Lydie Salvayre

Il n’y a, sur la littérature, que des avis injustes…

 

Il n’y a pas de jugement objectif de la littérature. C’est ce que dit Ingeborg Bachmann dans ses Leçons de Francfort. Et la question de savoir comment encercler cette littérature qui est incapable de dire elle-même ce qu’elle est, à qui l’on dit sans cesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, reste toujours posée. Bouvard et Pécuchet s’emploient à y répondre. Mais doivent-ils, pour réussir l’encerclement, chercher des critères d’appréciation dans la grammaire? Ou s’imprégner d’ouvrages d’esthétique ? Étudier la notion du beau ? Mais pour les uns, le Beau est ci, et pour les autres il est ça. à qui se fier ? Le Beau pour Baudelaire n’est-il pas précisément le mystère ? La notion de Sublime serait-elle moins sujette à caution ? Comment la distinguer de la notion du Beau ? Au moyen du tact ? Et le tact d’où vient-il ? Du goût ? Qu’est-ce que le goût ? Et qu’est-ce que le vrai ? La préoccupation du Beau empêche-t-elle le vrai ? etc. etc. Bouvard et Pécuchet ont beau chercher en tous sens, ils ne trouvent pas de critères précis pour évaluer la littérature, pas de norme objective pour en déclarer le prix et encore moins de recettes pour la reproduire.

Il faut donc s’y résoudre : il n’y a, sur la littérature, que des avis injustes. C’est la littérature qui le veut, c’est sa nature qui le veut. Il n’y a que des avis injustes, et la littérature se maintient au prix de cette injustice. Toute l’histoire littéraire en témoigne. Tous les critiques et les auteurs le savent. Mais personne, au fond, n’en accepte l’idée.

Personne n’accepte de reconnaître que les engouements et les désengouements littéraires sont extrêmement labiles, que le succès et l’insuccès d’un roman dépendent de sa transaction plus ou moins réussie avec l’esprit du temps (Virginia Woolf), ou avec la bêtise nationale (Baudelaire), et que des pans entiers de la littérature peuvent disparaître à telle époque sous la pression d’une terreur inofficielle et réapparaître longtemps après (Ingeborg Bachmann).

Personne ne consent à cette incertitude. Les critiques veulent croire en ce qu’ils disent. Les lecteurs veulent croire en ce que disent les critiques. Les écrivains veulent croire en ce que disent
les critiques lorsqu’ils leur sont favorables, et les contester au nom de cette fameuse variabilité lorsqu’ils leur sont défavorables.
Le trouble, pour ces derniers, est à son comble lorsque leurs livres font l’objet, au même moment, de critiques favorables et défavorables. Et la violence qu’ils peuvent ressentir tient, me semble-t-il, à cette double injonction, à ce double lien, je t’aime-je te hais, dont on dit en psychiatrie qu’il est d’un grand pouvoir perturbateur. J’en fis l’expérience avec la sortie de Hymne.

Éric Chevillard, dans Le Monde, avait consacré son article à mon livre et, comme j’admire Chevillard, sa critique m’enchanta à proportion de mon admiration. Au point que je me pensais, naïvement, pendant quelques jours, à l’abri d’éventuelles attaques. Celles-ci ne tardèrent pas. Et le jour où, morte de peur et souhaitant la fin du monde (car la télévision m’intimide à un point inimaginable), je me préparais à me rendre à l’émission de télévision « La Grande Librairie », je reçus deux heures avant un appel de mon éditeur, me prévenant qu’un certain Fabrice Pliskin éreintait mon livre dans Le Nouvel Observateur sur un ton qui frisait l’injure. Je ne sais pas ce qui en parut à la télévision, mais le coup, sur le moment, porta, et toutes les raisons raisonnables, que je mentionne ci-dessus, s’effondrèrent en un instant. Une injure publique, quel que soit celui qui la prononce, et serait-il l’homme le plus médiocre de la terre, fait mal. Et fait d’autant plus mal qu’il n’est pas dans les moeurs littéraires d’y riposter. J’essayais donc de faire bonne figure (pour l’audience : faire bonne figure est un impératif), mais je ne pouvais m’empêcher de penser que tous, sur le plateau, avaient lu l’article haineux, que tous étaient sans doute convaincus de son bien-fondé, ce Fabrice Pliskin dont j’ignorais les œuvres étant peut-être, me disais-je, le Maurice Blanchot de notre temps. J’oubliai rapidement les termes de son attaque.

Mais le souvenir me resta d’un moment où, recevant simultanément l’éloge et le bâton, je ne fus plus que confusion.


Lydie Salvayre
Née en 1948. Est venue tardivement à l’écriture. A commencé à publier des textes dans des revues d’Aix-en-Provence (ce qui est
un bon début). A depuis publié de nombreux romans. A reçu le Prix Goncourt en 2014 pour Pas pleurer publié au Seuil.
Dernier livre paru : Tout homme est une nuit, Seuil, 2017.


Texte publié dans le numéro 45 de la revue Décapage.

LIQUÉFACTION PAR PHILIPPE JAENADA

ecrivainpoisson

J’étais invité dans l’émission de Field sur Europe 1, un genre de table ronde commerciale avec toutes sortes d’artistes en promo qui venaient, par tranches de dix minutes chacun dans le tumulte feutré de l’hôtel Costes, tenter comme moi de vendre leurs casseroles, poissons frais et poèmes. J’aime bien Field mais j’avais envie d’y aller comme de me briser les rotules. J’y suis allé quand même. Avant de partir, j’avais noté sur le net l’adresse du Costes, où je n’avais jamais mis les pieds : 239, rue Saint-Honoré. Par crainte ancestrale du retard (l’émission était en direct), j’étais parti de chez moi bien en avance. Je faisais le blasé qui va bougon au boulot, mais j’étais nerveux, timide. Je suis sorti du métro place Vendôme, au milieu des bijouteries, des façades nobles et des voitures silencieuses, comme une sardine du Vieux-Port dans un lagon aux Seychelles. Field prenait l’antenne à 21h04, nous avions rendez-vous à 20h50, il était 20h37. Tranquille. Il fallait que j’aie l’air à l’aise en arrivant – souple, habitué. J’ai tourné à gauche dans la rue Saint-Honoré et suis passé devant le numéro 356. C’était plus loin que je ne pensais mais ça me convenait aux pommes, j’avais juste le temps de marcher paisiblement, lentement, pacha, une soixantaine d’immeubles et d’arriver pile – qu’on n’imagine pas que j’étais parti de chez moi bien en avance, pauvre gars.
Arrivé au 248 (ça me semblait bien éloigné de la place Vendôme, tout de même – le trac déforme sans doute l’espace et le temps), à 20h53, correct, j’ai commencé à regarder du côté des numéros impairs : 165. 248, 165 ? Qu’est-ce que c’est que cette rue bancale ? 20h54. (Quoi, déjà ?) J’ai fait demi-tour comme une voiture américaine et suis reparti dans l’autre sens en courant comme un forcené à fond la caisse, sur vingt mètres car ensuite je n’en pouvais plus (je n’avais pas couru depuis l’épreuve d’athlétisme du bac), j’ai serré les dents et continué aussi vite que je pouvais – vu de l’extérieur, ça ne devait pas faire très rapide –, essayant de respirer et de balancer sobrement les bras en cadence, toujours comme un forcené mais un forcené qui n’en peut plus. En passant près d’un serveur en noir et blanc qui fumait une clope devant un bar, sans trop ralentir ma course désespérée et d’une voix plus forte et plus affolée que je n’aurais voulu, j’ai glapi : « C’EST PAR LÀ, L’HÔTEL COSTES ? » Il a hoché la tête sans me répondre, avec un mélange de consternation et de pitié dans le regard (un type qui va au Costes en courant ne peut pas susciter grand-chose d’autre – une vague sensation de peur, peut-être). Qu’est-ce qui m’avait pris de mettre un pull sous ma veste ? J’étouffais, je dégoulinais, je brûlais de l’intérieur. Je perdais des forces à chaque pas lourd sur le bitume (l’onde de choc me résonnait jusqu’aux tempes). J’ai essayé de lire l’heure sur un parcmètre mais je suis passé trop vite devant – ce qui m’a donné un petit sursaut de fierté, au coeur de la déroute. Après des dizaines de kilomètres, numéro 235 (je suis repassé devant la place Vendôme, en fait il ne fallait pas tourner à gauche mais à droite, c’était tout bête), 237, je me suis planté devant le colosse de glace qui gardait l’entrée du Costes, sans avoir pensé à ralentir un peu avant. La vue brouillée, j’ai tout de même remarqué une sorte de crispation à peine perceptible de tout son corps face à ce type écarlate, hors d’haleine et en sueur qui se ruait vers la porte. J’ai cru qu’il allait me donner un coup de pied par réflexe. Mais quand j’ai bredouillé mon nom et celui de Field, il s’est écarté, à regret. Une attachée de presse m’attendait, inquiète mais très pro (elle m’a accueilli comme si j’étais dans un état normal), et m’a conduit à toute vitesse, ne sachant pas que je risquais la syncope, à travers une grande salle sombre remplie de jeunes gens très détendus qui pépiaient dans la musique, vers une table ronde dans un coin, entourée de techniciens, à laquelle tous les invités étaient déjà installés. Field m’a fait un signe d’urgence, il commençait dans quelques secondes. Avant de m’asseoir à la dernière place libre, j’ai malgré tout pris le temps de serrer la main de tout le monde, Michel Field, Linda Lemay, Anne Brochet, Jean- Paul Rouve et d’autres plus mystérieux, « Philippe Jaenada », pour leur montrer que j’étais à l’aise. Chacun leur tour, ils ont ainsi dû presser entre leurs doigts horrifiés le morceau de chair chaude, molle et ruisselante que je leur tendais. (J’ai vu Anne Brochet s’essuyer discrètement la paume sur son pantalon.) Pendant toute l’émission, j’ai gardé à leurs yeux comme aux miens, collée au corps et à l’âme, cette image de type mal dans sa peau, de retardataire congestionné qui panique. On ne m’y reprendra plus, j’espère. Parce qu’en vrai, je ne suis pas comme ça.


Philippe Jaenada – Décapage numéro 45.
Illustration : Alban Perinet.