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Andreï Siniavski, André-la-poisse, traduit du russe par Louis Martinez, Éditions du Typhon.

La poisse !

Qui est André-la-Poisse ?
Présentation : Arrive au monde alors que sa mère a déjà « cinq fils plus brillants ». Ne connaît pas son père. Ce qui donne probablement du sel à l’existence. De son propre aveu : « Ma naissance et mon éducation n’eurent rien que de normal. » Devient bègue à 4 ans. Rencontre « fée » Dora Alexandrovna (à noter : disparition du bégaiement – chouette ! – mais en échange, renonce à l’amour – moins chouette). Enfance plutôt solitaire. Poursuit de belles études (souvenir de dissertation : L’image de la femme russe dans l’œuvre de l’écrivain russe Nekrassov.)  Confidence : « Mes camarades me fuyaient » Pourquoi ? Tout est dans le titre : André n’a pas de chance. Il provoque des catastrophes sans le vouloir. Il envoie ses « amis » au goulag, ou ils se fracassent le crâne, ou ils ont des accidents.

André, pourquoi faites-vous ça ?
Réponse : « Je veux du bien aux gens. Je me décarcasse. Et c’est tout le contraire. » Ça arrive souvent, ça. Et la famille, ça va ? Pas vraiment : « De tous les crimes, de tous les meurtres qu’on m’attribue, voilà une mort que j’assume. Oui, vraiment, c’est moi qui ai lancé mon frère au-devant des balles. » Sympa de le reconnaître. Il prévient : « Il n’est rien sur terre dont nous sachions tirer bénéfice. » Avec André, on n’est pas près de s’ennuyer.

Ce livre iconoclaste à l’ironie mordante est l’œuvre d’Andreï Siniavsiki. Comme son nom ne l’indique pas, Siniavsiki est le père de l’écrivain Iegor Gran que nos lecteurs attentifs connaissent bien – il participe souvent à la revue, détail sur notre site.  

On souligne au passage le remarquable travail des éditions du Typhon qui réédite ce livre, traduit du russe par Louis Martinez.

Cet été, osez la lecture !

A lire : André-la-poisse, Andreï Siniavski, traduit du russe par Louis Martinez, Éditions du Typhon, 2020.

UN MONDE DE LETTRES, LES AUTEURS DE LA PREMIÈRE NRF (GALLIMARD)

Le numéro est excellent

Comment naît une revue littéraire ? On ne devrait pas se poser la question. Heureusement, d’autres l’ont fait pour nous et ils se sont réunis en colloque – sérieux – à la Fondation des Treilles. Objet de l’étude : la Nouvelle Revue Français (NRF, pour les intimes). Ils ne se sont pas contentés de relire les anciens numéros, ils ont épluché des « milliers de lettres laissées par les proches de la revue ». On n’a pas recompté, on fait confiance.

Quelle ligne tenir ? Qui publier ? Comment rassembler sous une même couverture des auteurs qui ne prendraient pas un pastis ensemble ? Comment gérer les susceptibilités des uns et les ambitions des autres ? Les interventions sont passionnantes pour peu qu’on s’intéresse aux revues (littéraires) et à la littérature (en général). Si les conférences sont éclairantes, les échanges épistolaires sont savoureux. Comme l’écrit Jean Schlumberger à Jacques Copeau : « Le numéro est excellent d’ensemble. » On voit une histoire littéraire s’écrire sous nos yeux. Exemple : Jean Paulhan tente de collaborer à la NRF. Schlumberger envoie un mot à Copeau, le 8 septembre 1912 : « Lisez ces poèmes qui ne me paraissent pas dépourvus d’intérêt et faites suivre la lettre si vous le jugez à propos. Ce Jean Pouilhan [sic] m’envoyait par le même courrier un intelligent article sur des chants populaires malgaches. » (Rappelons que Paulhan deviendra un personnage incontournable de la NRF.) On comprend que faire une revue n’est pas une sinécure (on le sait bien) Pour finir, un dernier mot de Jacques Copeau : « Je ne débande pas un instant, cher vieux. Et je vous assure que je fais du travail. » On le croit.

Cet été, osez la lecture !

A lire : Un monstre de lettres, Les auteurs de la première NRF au miroir de leurs correspondances, Gallimard, 2021.

Stéphane Héaume, sœurs de sable (RIVAGE)

Bonheur à Portfou !

« Titre de chronique idéal pour Babou & the City » ironise Stéphane Héaume dans son roman (« Sœur de Sable », Rivages, 2021). Portfou ? Ne cherchez pas sur une carte (ni sur Instagram). Cette station balnéaire qu’on imagine facilement léchée par la mer Egée n’existe pas. Dommage. On aurait voulu croiser Elizabeth et Rose St Just, Amélia Lambertini…

Les sœurs St Just ne peuvent pas se supporter – classique. L’une est romancière sur le déclin et a hérité d’un hôtel en ruine – à Portfou, donc. L’autre, qu’on appelle plutôt Liz, est critique de mode – genre mondaine et nymphomane. Elle habite dans une villa, en face de l’hôtel. Ça se passe en 1958, à l’époque où des bandeaux saumons tiennent les cheveux des jeunes femmes quand elles font du voilier. Les sœurs se détestaient tellement que les mouettes s’en souviennent.

Et Amélia Lambertini ? On la retrouve en 2018, à Paris. Elle est journaliste pour « Babou & the City » (on y revient !). Elle rencontre Allan Grenn, compositeur de 95 ans, et décide de « redonner vie » à son passé – direction Portfou, donc. En avion ? Non : en zeppelin. Plus chic !

Stéphane Héaume aime surprendre, sans en avoir l’air. Il construit avec une habileté désarmante ce voyage dans le temps (et l’espace). On aime la délicatesse de ses phrases, sa mise en scène, sa petite musique – on le sait grand mélomane. On se laisse envoûter par sa prose délicate et sa mélancolie. Il a l’art de créer des mystères sous le soleil le plus écrasant.

En le lisant, on a envie de traverser des hôtels déserts. De se baigner dans une crique. De boire un cocktail en regardant le soleil se coucher dans une baie abandonnée au sable. (De voyager en dirigeable, aussi.) Dans les airs, Allan fait une confidence : « Ce voyage à Portfou ne me fait pas grimacer, il libère des souvenirs protégés, des parfums que j’avais mis sous clé, un visage, un sourire, le sourire d’une femme qui hante mes nuits et mes désirs enfouis… » Qui hante ses nuits ? On ne va pas tout vous dire. Allan, encore : « On est là pour s’amuser, non ? » Oui.

Cet été, osez la lecture !

A lire : Sœurs de Sable, Stéphane Héaume, Rivages, 2021.