Archives de catégorie : À VOS IDOLES

Des écrivains écrivent des lettres à leurs idoles, souvent d’autres écrivains malheureusement décédés (mais pas toujours!) Une chronique incontournable dans la revue depuis 2002!

CHER ALBERT COHEN… PAR DAVID FOENKINOS

Cher Albert Cohen,

Je crois que sans vous je serais devenu un écrivain torturé par sa propre condition, un dépressif de la phrase ne sachant véritablement aimer les femmes bourgeoises qui possèdent un je-ne-sais-quoi de catholicisme érotique, un jeune homme incapable d’admirer les vieillards sans dents, les presque avocats, les dévoreurs de patrimoines, les capitaines des vents (bouchez vos nez), les sultans des tousseurs, et j’en passe… Peut-être qu’aussi je n’aurais pas su aimer ma mère, sans vous. Je n’aurais pas été grand chose finalement. Mais ceux qui détestent Belle du Seigneur pour sa longueur, pour son infinie variation sur le même thème, je peux les comprendre. Je n’ai pas un rapport intellectuel ou militant à votre œuvre. Mon rapport est purement physique et sensuel. Dès les premières lignes, je me suis senti en terrain connu. Cela a modifié ma vie, c’est-à-dire mon écriture et mon rapport aux femmes. J’ai voulu être Solal, j’ai voulu être Genève. Je suis devenu drôle en vous lisant. Je suis devenu moi en vous aimant. Parfois j’ouvre un de vos livres au hasard, et je prends juste une phrase, comme ça… voilà, je le fais maintenant… et je trouve cette phrase, page 36 de Mangeclous : « Certains sautaient sur place pour donner plus d’envol à leur intelligence ». Et voilà, c’est vous, c’est tout ce que j’aime chez vous mon cher Albert, votre tête fourrée entre la poésie et l’humour. Parfois, je pense avec émotion à votre cheville ; je me dis qu’en sautant sur place, j’y parviendrai un peu, à la hauteur de votre cheville. Comme je vous aime,


David Foenkinos
Décapage numéro 24 – mai 2005.

CHER EDDIE LITTLE… PAR PHILIPPE JAENADA

Salut Eddie,

J’ai vu un truc à la télé sur un type qui parlait avec les morts, et qui avait l’air tranquille et sérieux, donc j’essaie, on sait jamais. Pour tout te dire, je voulais écrire à Bukowski, en fait. Mais il doit recevoir des tonnes de lettres (et je crois que déjà, de son vivant, ça le gonflait), tandis que toi, pauvre fantôme de cette chambre de motel de Los Angeles où tu as claqué le 20 mai 2003, les yeux révulsés à 48 ans, c’est sûrement pas le courrier qui te submerge. Tu dois t’ennuyer à remourir. Bref. J’ai lu tes deux romans, Encore un jour au paradis (Another day in paradise) et Du plomb dans les ailes (Steel toes), ça m’a retourné (plusieurs fois, donc je reste dans le bon sens) et je ne sais plus quoi lire maintenant. T’aurais pu attendre un peu avant de forcer la dose. Deux livres, c’est pas des masses. Toxico, voleur, criminel à 13 ans, plein de fric ou ruiné, toute la vie comme ça dans le tumulte et la déroute, des tas d’années foutues en taule, quelques-unes en cure, foutues, deux livres et c’est terminé, le cœur arrêté, une explosion molle et tu piques du nez pour toujours dans un motel pourri de Sepulveda Blvd, avec trois dollars sur la table de chevet. Maintenant, peu de gens te connaissent, encore, même aux états-Unis. Mais ça va pas durer. Deux livres, finalement, c’est pas mal. C’est ta voix, c’est toi qui restes, ta force désespérée, ton élégance, ton détachement dans le vacarme, qui restent. Ta légèreté malgré toute cette douleur dans le corps. Bref. Je pense à toi dans un appartement du 10e à Paris, c’est quand même un peu de la magie. C’est beaucoup, deux livres. Tu resteras pas longtemps coincé dans ce motel, si tu veux mon avis, tu vas t’étendre dans le monde. Moi, pour l’instant, je descends boire une bière.


Philippe Jaenada
Dans le numéro 28, juin 2006.