Le
bon moment
Dans l’édition du 30 septembre 1929 – année sombre, on s’en
souvient – du journal La Presse – fondé en 1836 par Émile de Giradin –
on trouve une question qui anime les éditeurs et les auteurs depuis des
lustres, et aujourd’hui encore :
Quel est le bon moment pour publier un livre ?
Cette question, c’est Maurice Roya, écrivain et journaliste,
qui la pose dans son courrier littéraire de La Volonté (j’ai fait une
recherche, je n’ai rien trouvé sur La Vérité – mais sait-on encore de
nos jours où et comment trouver la vérité ?).
Alors ? Quand doit-on publier un livre ? Une
idée ?
Le journaliste de La
Presse écrit : « À la veille de la rentrée, de la grande
rentrée littéraire (qui va nous valoir pendant octobre et novembre un flot de
dix ou quinze volumes par jour) » [Dix ou quinze volumes par
jour ? Vraiment ? Considérons seulement les jours ouvrables, une
moyenne de volume 12,5 – tant pis pour le livre coupé en deux –, ça fait… 550
« volumes » en deux mois. Bon score. Nos rentrées littéraires n’ont
pas à rougir]
Pourquoi autant ? « Les
partants du prix Goncourt ou du prix Fémina sortent, cela va de soi, dans les
deux premiers mois du trimestre. Mais les livres non-candidats ? »
Ben oui, pourquoi venir brouiller la tête des lecteurs et creuser leurs économies ?
Mais le journaliste s’inquiète : « Nous voici au 1er octobre, et c’est à peine si on voit signe de
vie, dans les halls des maisons d’édition, ou aux devantures des
librairies. » Mais où sont donc les lecteurs ? Rappelons qu’on
est en 1929 – année de crise, déjà, on imagine qu’ils avaient autre chose à
faire.
Le journaliste de La Presse qui n’a pas signé son
billet, précise que Maurice Roya « a dressé un petit tableau »
qu’il s’empresse de recopier pour le soumettre « aux méditations de nos
amis auteurs et éditeurs » et je m’apprête aussi à recopier à mon tour
pour qui veut :
« Octobre : mois du terme (mauvais). Novembre : bon pour les livres tristes. Décembre : on économise pour les étrennes (mauvais). Janvier : mois du terme (mauvais). Février : il pleut, il neige (bon pour les romans). Mars : idem. Avril : mois du terme (mauvais). Mai : on commence à sortir (mauvais). Juin : on sort, on va au café (mauvais). Juillet : on se prépare pour les vacances… et le terme (mauvais). Août : on est au bain, on ne lit plus (mauvais). Septembre : on est revenu, mais on a beaucoup dépensé (mauvais). »
« Bon pour les livres tristes »
« On ne peut pas dire que M. Maurice Roya soit très
optimiste. » note son confrère. En effet, neuf mois mauvais contre
trois mois favorable à la littérature et aux romans. Et encore avec une réserve,
novembre est seulement « bon pour les livres tristes ». On peut se demander par quel retournement de
l’histoire du roman, on trouve aujourd’hui toute l’année des feel good Books…
Les livres qui font du bien, comme si les autres voulaient du mal aux lecteurs
– certains, oui, sans doute.
La preuve, l’hebdomadaire La Vie a cherché dans la rentrée
littéraire 2021 une sélection qui fait « la part belle aux romans
généreux qui, avec style, finesse et complexité, font ressortir ce qu’il y a de
meilleur en l’humain » On s’empresse de préciser : « de
quoi affronter la dureté du monde qui vient. » (Merci La Vie !)
Douze romans sont sélectionnés – dix sont écrits pour des femmes (mais pourquoi
cette manie de compter ?) « Dans ces romans loin de toute
mièvrerie, qui n’échappent pas à une certaine noirceur, les enfants, les
fantasques, les cabossés, les originaux et les fous sont des héros en majesté.
Non que leur innocence les protège du mal à l’œuvre, mais leur sensibilité
intacte face aux blasés leur offre en retour une puissance inégalée. »
Vous êtes impatients, voici la liste de ses auteurs qui peuvent nous rendre
confiance dans le genre humain : Natacha Appanah, Ananda Devi, Clara
Dupont-Monod, Lydie Salvayre, Maryse Condé – Elle nous apprenait la
semaine dernière qu’elle était la « doyenne » de la rentrée –
Amélie Nothomb, Claire Conruyt, Agnès Désarthe… Vous voulez vraiment les
10 ?
Dans Le Pèlerin, on ne prend pas de risque, la
rentrée est labellisée : que le lecteur qui a peur de se perdre dans les
pages suive le logo jaune Rentrée littéraire. La première sélection de la
rentrée 2021, sans risque, vante
« le charme intact des grandes plumes » Qui sont ces grandes
plumes ? La précision arrive juste en dessous : « Figures
françaises récurrentes de la rentrée littéraire, et parfois même piliers de cet
événement » Les valeurs sûres. Delia Balland, Anne-Laure Bovéron,
Muriel Fauriat, Sophie Laurant & Isabelle Vial (attachées de presse, mettez
à jour vos tablettes, voici le service livre de La Vie !) le
confient : « leur prose et leur propos nous ont embarqués. »
Rire et littérature
Comme tout le monde, on n’a pas lu Les Inrcoks (doit-on
dire Les Inrocku maintenant ?). Sur la couverture, on nous assure
que l’avenir de la littérature se trouve sous nos yeux. « La relève,
c’est eux » affirme le magazine. Eux ? Marin Fouqué, Kaouta
Harchi, Maryam Madjidi, Mathieu Palain. Sur la photo, elle n’a pas l’air
vraiment heureuse la nouvelle génération. On ne doit pas plaisanter tous les
jours aux Inroks. Cela dit, si on en croit La vie : « La
littérature n’est pas chose tiède. » Pas sérieux s’abstenir, on n’est
pas là pour rigoler.
En effet, Agnès Desarthe l’affirmait il y a quelques
semaines dans Télérama – on a des archives ! : « Le
rire est mal perçu dans la littérature française. Il ne fait pas partie des
canons. En France, l’humour peut être présent dans les pastiches, dans la
satire, mais dans un roman, non. » Pourtant on sait depuis longtemps
les bienfaits d’un bon fou rire. Agnès Desarthe précise : « C’est
mon outil essentiel. Le seul qui me permette d’aborder de manière précise, aiguë,
les sujets les plus difficiles. Sans humour, il me manque toujours quelque
chose. » Ce n’est pas nous qui allons dire le contraire. Ni Christine
Montalbetti qui confie au journaliste Antoine Perraud dans La Croix – la
rencontre a eu lieu « entre le parc des Buttes-Chaumont et celui de la
Butte-du-Chapeau-Rouge, à deux pas du métro Danube » : « L’humour
combat la mélancolie – tout en la permettant – face à l’absence. C’est une
possibilité de vivre, de sauver du mutisme ». Christine Montallebetti
dit aussi lors de cet entretien : « J’écris pour retenir ce qui
s’enfuit : un lieu, un mot désuet, pourquoi pas une personne. Ce qui est
révolu sera, je l’espère, restauré par le lecteur, qui va le réanimer. »
Lecteur, décidément on compte sur toi. Mais ça ne devrait pas être trop
difficile si on en croit Le Monde des livres qui a fait sa rentrée aussi
cette semaine. Pour Fabrice Gabriel le nouveau roman de Christine Montallebetti
est « un pur enchantement » Le roman raconte « à la
Diderot, l’écriture d’un roman en train de se faire ». Voilà déjà de
quoi satisfaire les lecteurs de Décapage qui savent que nous explorons
les thèmes de la création littéraire depuis 20 ans.
Au nom du père
Avant de fermer pour la semaine La Croix, notons le « portrait » d’une auteure méconnue qui fait pourtant sa trentième rentrée : Amélie Nothomb – finalement, c’est plutôt le portrait de son père, sujet de son nouveau roman. Justement Le Figaro Littéraire pose la question « Que serait une rentrée littéraire sans livres consacrés au père ? » On peut réfléchir un peu ou on doit répondre tout de suite ? « Écrasante, crainte, haïe ou vénérée, la figure paternelle n’en finit plus d’inspirer les écrivains français. » (On renvoie aussi à la double page de L’Express la semaine dernière. Marianne Payot y remarquait que « rarement rentrée littéraire aura tant célébré, ou vilipendé, la figure originelle. ») Est-ce que les lecteurs suivront ? réponse dans quelques mois. Et on saura alors si c’était le bon moment de publier ces livres.