Tous les articles par Décapage

NUMÉRO 58

CHRONIQUES
Le Journal littéraire
Frédéric Ciriez
Un journal presque vrai
Regards
#1 Bertrand Guillot
Des chiffres et des lettres
#2 L’AJAR
Quatre livres cultes que vous n’avez jamais lus par le collectif 
L’Interview imaginaire 
Emil Cioran
Une rencontre ironico-sceptique avec Emil Cioran
Et moi, je vous en pose des questions ?
Grégoire Bouillier
Tout savoir sur l’auteur en moins d’une minute, montre en main
Pour remonter le moral de l’auteur
Iegor Gran
Tournons la page de ces prix d’automne attribués à d’autres que nous !
Notes de bas de page & poils de chèvre
Arthur Devriendt
La France, à table !
Posture (et imposture) de l’homme de lettres
Jean-François Kierzkowski
La micro-autobiographie

THÉMATIQUE
« Les avis que je voudrais ne jamais avoir entendus »
Le fameux « J’ai lu ton livre, mais… » et aussi les mauvaises
critiques, les maladresses, les reproches des proches
(ou moins proches), les commentaires inattendus…
Les rapprochements étranges entre son livre et une oeuvre
(ou un auteur) qu’on n’aime pas… Les petites phrases assassines…
Les incompréhensions de lecteurs… Des écrivains triés sur le volet
reviennent sur ces avis qu’ils auraient préféré ne pas avoir entendus.
Avec : Agnès Mathieu-Daudé, Anna Rozen, Arnaud Cathrine,
Émilie Raja, Laurent Sagalovitsch, Mazarine Pingeot, Miguel
Bonnefoy, Nicolas Fargues, Véronique Ovaldé.

LA PANOPLIE LITTÉRAIRE
Nathalie Kuperman par Baudouin
Alors que paraît son nouveau livre, Je suis le genre de fille, Nathalie Kuperman dresse son autoportrait littéraire et nous laisse fouiller ses archives, explore avec nous sa bibliothèque, et interroge ses livres ainsi que son rapport à l’écriture.

CRÉATION
Alicembe
Jojo Dowett
Extraits illustrés par Elis Wilk
Erwan Desplanques
Le Grand Saut
Nouvelle illustrée par Jean-Rémy Papleux
Ludovic Debeurme
Nostalgia volante
Nouvelle illustrée par lui-même
Hélios Azoulay
Moi aussi j’ai vécu
Nouvelle illustrée par Émilie Alenda

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Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur.

C’est avec une infinie tristesse que nous avons appris la mort accidentelle de l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, le 2 janvier 2018. Il est, comme chacun sait, le fondateur des Éditions POL. 

Les éditions Gallimard lui rendent un petit hommage sur leur site. C’est à lire ici.
Reprise d’un extrait ci-dessous :

« Quand j’ai décidé de faire de l’édition, j’ai fait des stages puis j’ai travaillé chez Bourgois, Flammarion, Hachette… puis en 1975-1976, j’ai été repéré par Georges Lambrichs, alors que je dirigeais une collection chez Flammarion. Il m’a demandé si cela m’intéresserait de travailler chez Gallimard. J’ai rencontré Antoine Gallimard, qui à l’époque s’occupait de « Folio » et bientôt de « L’Imaginaire ». Puis j’ai été reçu par Claude Gallimard qui m’a dit que Georges Lambrichs et Antoine Gallimard lui avaient parlé de moi. Claude m’a alors proposé de rejoindre la maison. Je me souviens qu’en sortant de son bureau, je me suis précipité jusqu’à la cabine téléphonique qui se situait alors au croisement de la rue du Bac et du boulevard Raspail, et j’ai téléphoné en pleurant à mon épouse pour lui dire : « Voilà, je suis embauché chez Gallimard ! » Quinze jours plus tard, j’appelais Claude Gallimard pour lui dire que finalement je ne venais pas … car Flammarion m’avait proposé de créer ma propre maison d’édition. Mais pour moi, l’endroit où il fallait aller, c’était bien chez Gallimard. Je suis content de n’être pas allé chez Minuit ; je porterais aujourd’hui la robe de bure ! À l’égard de ce que je voulais faire, la meilleure association possible, c’est celle qui existe aujourd’hui, et qui a été mise en place depuis 2005. Gallimard est entré dans le capital de POL en 1991, de façon significative mais minoritaire, avec 25 % des parts ; puis en a pris le contrôle en février 2003. J’ai toujours su que si je devais faire de l’édition, je devrais m’appuyer sur un ensemble plus puissant que moi. J’ai d’abord été avec Flammarion, ensuite avec un financier et enfin Gallimard. Il y a eu des moments difficiles, bien sûr, où la maison a été très déficitaire. Antoine Gallimard me disait : « Revenez à l’équilibre au moins. Je ne vous demande pas de faire de l’argent, je vous demande d’être à l’équilibre, c’est tout. » Et je n’ai jamais eu la moindre pression. Pour moi, Gallimard, c’est la maison d’édition de la liberté intellectuelle et de la liberté littéraire. Mais dans mon cas, et avec mon histoire, c’est beaucoup mieux d’être un peu à l’extérieur, car je ne suis pas vraiment fait pour travailler dans une grande structure. »
Paul Otchakovsky-Laurens, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue, 2011

LE BUREAU DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

 

« Moi qui croyais avoir choisi un métier évitant d’aller au bureau, me voilà claustré durant des mois, parfois des années, face à un ordinateur portable (ici posé sur la table de la salle àmanger), ou allongé dans mon lit, ou dans ce fauteuil blanc, ou àGuethary devant un feu de cheminée, entouré de livres meilleurs que les miens. J’aime écrire entouré de bons livres, comme si leur génie allait déteindre. Je rêve que je vais être contaminé. »

Frédéric Beigbeder dans sa Panoplie Littéraire,
Décapage numéro 52.

LE BUREAU DE CHARLES JULIET

Au travail
« Quand je me mets au travail, je n’ai aucune manie, aucun rituel.
J’écris chaque après-midi et aussi le soir si j’en ai l’énergie. J’écris
lentement, laborieusement. La page écrite est tellement raturée
qu’elle en est illisible et que je dois la recopier parfois à deux ou
trois reprises. Il est arrivé qu’une page soit recopiée douze fois.
J’écris souvent dans ma tête au cours de mes insomnies ou
lorsque je marche dans les rues de Lyon ou sur les collines de
mon village. Je me tiens à l’écoute de cette voix silencieuse qui
parle en chacun de nous. Bien des poèmes m’ont été dictés et il
est arrivé parfois que je n’aie même aucun mot à retoucher.
Chaque matin, j’aime me rendre dans un café pour rêver ou
prendre des notes dans un carnet que j’ai toujours avec moi. En
fin d’après-midi, il me faut sortir pour me détendre. Je marche
au hasard en remâchant et corrigeant la page que je viens d’écrire
et que je sais par cœur. « 
CHARLES JULIET,
Extrait de La Panoplie littéraire – revue Décapage – numéro 48.

 

Le bureau de Pierre Michon

 

Le plus important, c’est le plan de travail. Le cœur du
dispositif.
Je n’ai pas de lieu de prédilection. N’importe quelle table ou bureau fait l’affaire pourvu que je puisse l’envahir en totalité pendant quelques jours, J’ai un chantier permanent en Creuse, j’en ai un autre à Nantes, un à Saint-Étienne.
J’ai eu beaucoup de chantiers provisoires, un notamment cet hiver sur la côte atlantique. Il faut que ce soit vite replié et emballé, comme un campement de campagne, diraient les militaires. Je suis un nomade sédentaire.
Ce chantier obéit à plusieurs impératifs : Il doit être encombré, avoir l’air au premier coup d’œil d’un fouillis où je suis le seul à savoir à peu près me diriger. Envahi, investi, sacralisé, comme le templum des augures à Rome, ce petit morceau de ciel qu’ils délimitaient en rectangle entre leurs deux mains ouvertes : et seuls les oiseaux qui passaient dans cet espace avaient valeur de signe prophétique.
D’autres disent qu’ils découpaient cette page de ciel avec leur bâton sacré ; mais j’aime mieux le travail à la main.
Le templum est un cadre : le cadre qui délimite le sacré, qui permet de peindre, celui qui découpe ce qu’on voit. Voir, c’est cadrer. Penser aussi, c’est cadrer. Et donc écrire, à plus forte raison.

PIERRE MICHON
Extrait de La Panoplie littéraire – revue Décapage – numéro 51.

LE BUREAU DE JEAN ECHENOZ

« Je travaille là. Les pots à crayons viennent de quelques voyages
et le porte-lettres, au fond, du bureau de Jérôme Lindon. »

« J’ai beaucoup travaillé sur ce genre de cahiers cartonnés.
Je les achetais quelquefois à l’étranger mais le plus souvent chez
Lavrut, passage Choiseul. »

Images extraites de la Panoplie Littéraire de Jean Echenoz, numéro 41, Hiver-Printemps 2010.

Confusion par Lydie Salvayre

Il n’y a, sur la littérature, que des avis injustes…

 

Il n’y a pas de jugement objectif de la littérature. C’est ce que dit Ingeborg Bachmann dans ses Leçons de Francfort. Et la question de savoir comment encercler cette littérature qui est incapable de dire elle-même ce qu’elle est, à qui l’on dit sans cesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, reste toujours posée. Bouvard et Pécuchet s’emploient à y répondre. Mais doivent-ils, pour réussir l’encerclement, chercher des critères d’appréciation dans la grammaire? Ou s’imprégner d’ouvrages d’esthétique ? Étudier la notion du beau ? Mais pour les uns, le Beau est ci, et pour les autres il est ça. à qui se fier ? Le Beau pour Baudelaire n’est-il pas précisément le mystère ? La notion de Sublime serait-elle moins sujette à caution ? Comment la distinguer de la notion du Beau ? Au moyen du tact ? Et le tact d’où vient-il ? Du goût ? Qu’est-ce que le goût ? Et qu’est-ce que le vrai ? La préoccupation du Beau empêche-t-elle le vrai ? etc. etc. Bouvard et Pécuchet ont beau chercher en tous sens, ils ne trouvent pas de critères précis pour évaluer la littérature, pas de norme objective pour en déclarer le prix et encore moins de recettes pour la reproduire.

Il faut donc s’y résoudre : il n’y a, sur la littérature, que des avis injustes. C’est la littérature qui le veut, c’est sa nature qui le veut. Il n’y a que des avis injustes, et la littérature se maintient au prix de cette injustice. Toute l’histoire littéraire en témoigne. Tous les critiques et les auteurs le savent. Mais personne, au fond, n’en accepte l’idée.

Personne n’accepte de reconnaître que les engouements et les désengouements littéraires sont extrêmement labiles, que le succès et l’insuccès d’un roman dépendent de sa transaction plus ou moins réussie avec l’esprit du temps (Virginia Woolf), ou avec la bêtise nationale (Baudelaire), et que des pans entiers de la littérature peuvent disparaître à telle époque sous la pression d’une terreur inofficielle et réapparaître longtemps après (Ingeborg Bachmann).

Personne ne consent à cette incertitude. Les critiques veulent croire en ce qu’ils disent. Les lecteurs veulent croire en ce que disent les critiques. Les écrivains veulent croire en ce que disent
les critiques lorsqu’ils leur sont favorables, et les contester au nom de cette fameuse variabilité lorsqu’ils leur sont défavorables.
Le trouble, pour ces derniers, est à son comble lorsque leurs livres font l’objet, au même moment, de critiques favorables et défavorables. Et la violence qu’ils peuvent ressentir tient, me semble-t-il, à cette double injonction, à ce double lien, je t’aime-je te hais, dont on dit en psychiatrie qu’il est d’un grand pouvoir perturbateur. J’en fis l’expérience avec la sortie de Hymne.

Éric Chevillard, dans Le Monde, avait consacré son article à mon livre et, comme j’admire Chevillard, sa critique m’enchanta à proportion de mon admiration. Au point que je me pensais, naïvement, pendant quelques jours, à l’abri d’éventuelles attaques. Celles-ci ne tardèrent pas. Et le jour où, morte de peur et souhaitant la fin du monde (car la télévision m’intimide à un point inimaginable), je me préparais à me rendre à l’émission de télévision « La Grande Librairie », je reçus deux heures avant un appel de mon éditeur, me prévenant qu’un certain Fabrice Pliskin éreintait mon livre dans Le Nouvel Observateur sur un ton qui frisait l’injure. Je ne sais pas ce qui en parut à la télévision, mais le coup, sur le moment, porta, et toutes les raisons raisonnables, que je mentionne ci-dessus, s’effondrèrent en un instant. Une injure publique, quel que soit celui qui la prononce, et serait-il l’homme le plus médiocre de la terre, fait mal. Et fait d’autant plus mal qu’il n’est pas dans les moeurs littéraires d’y riposter. J’essayais donc de faire bonne figure (pour l’audience : faire bonne figure est un impératif), mais je ne pouvais m’empêcher de penser que tous, sur le plateau, avaient lu l’article haineux, que tous étaient sans doute convaincus de son bien-fondé, ce Fabrice Pliskin dont j’ignorais les œuvres étant peut-être, me disais-je, le Maurice Blanchot de notre temps. J’oubliai rapidement les termes de son attaque.

Mais le souvenir me resta d’un moment où, recevant simultanément l’éloge et le bâton, je ne fus plus que confusion.


Lydie Salvayre
Née en 1948. Est venue tardivement à l’écriture. A commencé à publier des textes dans des revues d’Aix-en-Provence (ce qui est
un bon début). A depuis publié de nombreux romans. A reçu le Prix Goncourt en 2014 pour Pas pleurer publié au Seuil.
Dernier livre paru : Tout homme est une nuit, Seuil, 2017.


Texte publié dans le numéro 45 de la revue Décapage.

LES SALONS DU LIVRE

Après avoir passé plusieurs heures dans des salons du livre, Maria Pourchet revient pour vous sur les sept états de l’auteur en salon (fondés sur des faits réels). Récit.

Au départ « il n’y a pas de défaites possibles », tu te « satisfais d’illusions comme un héros », au départ tu as « fait des plans si larges qu’ils occupent tout l’espace de la réalité ». C’est du Jean Giono  et ça veut dire que tu as décidé d’écrire un livre et que tu t’exécutes. Ensuite, il y a la sortie de l’ouvrage, puis la réalité en face, dite encore « boucherie de la rentrée littéraire ». Ensuite, juste entre le spectre de la pharmacodépendance et l’éventualité d’arrêter d’écrire, entre octobre et mai, il y a les signatures. Les salons. Tout partout en France. Alors qu’est-ce ? S’agit-il d’un exercice qui te permettra de te
rendre en ces « terres inconnues où seule vous emmène la pratique acharnée de votre art » dont parle George Sand 2 qu’il ne fallait pas lire au premier degré, mais trop tard ? Non. Il sera question ici de Saint-Dié-des-Vosges, du Pas-de-Calais (en hiver), du parc de la Villette, de la porte de Versailles et d’un feutre. Journal d’un corps en sept états.

L’état de candeur
« Allez à la rencontre de vos lecteurs, allez. » Je ne sais pas d’où sort cette injonction, je dois à la vérité que personne ne me l’a donnée, mon éditeur n’étant pas un sadique. Un certain relent évangélique dans la prescription m’en laisse supposer l’origine : j’ai dû entendre un truc dans ce goût-là au catéchisme, jadis, et je l’ai déformé. En tout cas j’y réponds, ardemment. Je me trouve à mon premier salon, dûment badgée, écrivain-tronc émergeant d’une pile de trente exemplaires – qu’on pourra recompter dans une heure, ce sera toujours trente. Tandis que le chaland assaille Morgan Sportès, je suis assaillie de pulsions contraires. Pulsion A, rentrer à la maison, pulsion B, plus égotique, relire un des 30 exemplaires devant moi. Préférant l’option B, je trouve des fautes de frappe que je refuse de
m’imputer, c’est déjà assez dur comme ça. L’auteur à ma gauche, signant à tour de bras, suspend son vol afin de savoir si je me parfume au jasmin. Ça le trouble et je lui rappelle quelqu’un. Retour à la pulsion A, dare-dare, le temps de récupérer mon sac, d’arracher mon badge. Mais voici, qu’au pas de charge, arrive le libraire qui a raqué pour le stand et qui a sûrement, lui, des gosses à nourrir. Hop hop hop qu’il me fait, la pile ne va pas descendre toute seule. Ah bon? Encore une chose que j’ignorais. George Sand n’en parlait pas.
Sentiment d’être installée derrière une cagette de melons à Rungis, sentiment affligé que je partage avec mon voisin de gauche. Autant faire connaissance et puis il a l’air de savoir comment s’y prendre pour écouler ses melons. Le voisin de gauche fait dans le roman historique et s’avoue, par ailleurs, sourd de l’oreille droite. Celle du côté où je me trouve, si vous suivez. S’engage une conversation à 150 décibels sur le thème du marketing littéraire, toute la rangée
pouvant profiter de sa portée pédagogique. D’après le romancier historique, un bon livre doit comporter un certain nombre de fellations. Aussi écrit-il sur l’histoire des rois de France, c’est plus facile à caser. Pourquoi donc ? approfondit Candide (vous m’aurez reconnue). C’est simple : vous avisez le visiteur, vous l’alpaguez – qu’importe la manière, simple apostrophe ou préhension de la manche. Avec l’autorité que confère le statut d’écrivain, vous l’obligez à lire un échantillon de votre prose, choisissant opportunément la page relatant ladite fellation, et toc. Candide restant sceptique, démonstration s’ensuit. Triomphe de la théorie : un visiteur qui n’avait rien demandé repart en deux temps trois mouvements vers la caisse avec Petites Affaires des derniers Valois. Voilà, ponctue l’auteur historique, c’est comme ça que ça marche, prenez Michel Houellebecq, pensiez-vous que c’était par hasard ? Du cul toutes les dix pages. Je tente de défendre la portée de l’oeuvre michelesque qui n’a pas besoin de moi pour ça, je sais, mais j’ai du temps. J’ai décidé de rester. Le libraire patrouille, j’ai l’impression que si je me sauve, ça va sonner comme à l’époque où je fauchais du mascara au Prisunic 3. Mais le romancier historique se fout de ce que je pense de Houellebecq, il vend. « Celui-là c’est sur les Plantagenêt avec les histoires de fesses d’Aliénor, comme si vous y étiez », dit-il à une dame sur le ton de C’est un épluche-légumes qui permet aussi d’ouvrir les huîtres. Après quoi, voyant mon naufrage, il me donne des conseils d’aîné : mets-toi debout, souris un peu,
t’habille pas comme ça, on voit même pas vos seins. J’ai dit que moi, montrer mes seins pour 10 %, bof. Ça l’a laissé pensif. Il m’a dit, tu sais votre problème, c’est que vous n’êtes pas assez rentre-dedans. Il l’avait deviné tout de suite que je ne l’étais pas, rentre-dedans. Au flair. À cause du jasmin.

À ma droite, se trouve une poète qui ne montre pas ses seins non plus et qui a beaucoup d’humour. Il en faut. Son éditeur est en faillite, elle vient en montrer les vestiges, avant le pilon, pour le sport : une fort belle édition, un papier magnifique beaucoup trop épais pour que le coût d’exploitation du livre puisse être atteint un jour, c’est sûr. La poète est restée là, à l’état contemplatif et rieur 4 toute la journée, sans rien signer du tout. On a bavardé de Francis Ponge à propos de qui je ne savais rien, et dans l’ensemble je suis repartie moins ignorante que je n’étais entrée.

L’état thérapeute (ou état d’otage)
Quelqu’un cherche quelqu’un à qui parler, car nous en sommes tous là. Il va le chercher dans un endroit où la concentration en gens est importante, au hasard un salon du livre. Là, il arrête son choix sur vous qui n’avez pas l’air occupée. Ce quelqu’un vous parle alors de lui. Très longuement et très en détail, puis s’en va, en vous précisant que tout ça, c’est cadeau : vous avez le droit de le mettre dans un de vos romans. Qu’il n’achètera d’ailleurs pas, la lecture, ça le déprime. Il repassera demain si vous êtes encore sur votre stand. Il a apprécié votre qualité d’écoute.

L’état de honte
Un lecteur repasse dans l’après-midi vous faire corriger une grosse faute dans la dédicace que vous lui avez faite le matin, pas très réveillée. Une faute d’accord, de cette envergure, sous la Blanche, ça l’embête. Eussiez-vous été publiée ailleurs que c’eût été tolérable, vous dit-il au conditionnel passé, que sûrement il sait écrire aussi bien que prononcer. Vous laissant au passage mesurer la persistante valeur du sigle NRF dans l’imaginaire collectif. C’est cool. Mieux vaut du capital symbolique que rien. Bref, il préférerait un pâté plutôt qu’une faute, si vous voulez bien.
Il s’agit d’un lecteur que j’ai gardé. Il est revenu pour le deuxième en précisant qu’il avait emporté du Typex, des fois que. J’aime bien les gens. Je n’ai pas l’air comme ça, mais si.

L’état de guichet de renseignement
(de loin, le pire)
Une visiteuse à son compagnon, comme si vous étiez transparente: «Regarde chéri, c’est les livres jaunes comme Le Hérisson, c’est ceux-là dont je te parlais ». Puis à vous : « Ça marche bien ? Vous en vendez combien ? Par exemple ce mois-ci ? » Attention, crypté. Comprendre : y’a un business model ou pas ? Parce que j’ai personnellement un journal que je me propose de faire connaître au monde et des projets immobiliers. Vous répondez que ça marche du tonnerre de Dieu, pour vous l’entendre dire une fois, ça fait du bien par où ça passe. La visiteuse veut alors votre numéro de téléphone. Attention crypté. Comprendre : le jour où j’ai besoin de contacter votre éditeur, je passe par vous. Mais le 06, c’est comme le reste. ça ne se refourgue pas au premier venu pour, j’insiste, 10 %. Et vous le dites en ces termes, limite polie. Parce que vous n’en pouvez plus, la ventilation du salon vous apporte des effluves de transpiration
et de viennoiseries qui vous rappellent la station Châtelet. Sur un mode nostalgique, c’est dire. « 10 % ? ! ? De combien ? De 16,90 euros !! Mais pourquoi vous le faites ?? » s’émeut alors, à juste titre, la visiteuse. Sur quoi, accablée, vous rentrez au Campanile, méditer sur la condition littéraire, en vous disant que la bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas tout à fait la vôtre. Vous pouvez encore réfléchir. Vous pourriez faire des crêpes à la place. Le prix de revient est très intéressant sur la crêpe, rapport au faible coût des matières premières.

L’état de conscience
État méditatif qu’on vient à éprouver en fin de salon, en écoutant se plaindre les différents acteurs de la chaîne du livre présents sur place. Auteur qui se plaint de son éditeur, libraire qui se plaint du commercial de crainte que vous lui mettiez vos méventes sur le dos, libraire qui se plaint de l’auteur qui est parti boire des coups au lieu de signer, commercial qui se plaint des quatrièmes de couverture, lecteur qui se plaint que Monsieur Echenoz ne soit pas venu comme promis mais pour qui se prennent ces gens. Vous concevez alors, enfin, le sens profond de « chaîne du livre ». Une chaîne de responsabilités à l’ouverture et au terme de laquelle, il n’y a qu’un seul coupable : vous, l’auteur. Qu’après tout, personne n’a forcé à écrire, alors ta gueule.

L’état de sélectionné
(de loin, le meilleur)
Ma formation s’est poursuivie récemment avec un type de salon particulier : le salon doté d’un prix lui-même doté d’un chèque. En l’espèce, le prix du jeune romancier. Ou du débutant. Je ne sais plus exactement mais c’était en rapport avec la jeunesse et l’espoir. Vous aviez reçu une première invitation à Machin-sur- Mer et comme c’était en novembre, et qu’à présent vous les voyiez venir, les invitations pièges, vous avez refusé. Vous avez alors reçu une seconde invitation. Plus subtile, signée d’un genre d’adjoint au maire : « Comment vous dire, il faut absolument que vous veniez, je ne saurais vous en dire plus mais votre absence serait très problématique. » En d’autres termes, termes dont l’expression directe relèverait du délit d’initié, vous le comprenez bien : le prix c’est pour vous. Ce week-end-là, vous avez un article à rendre avant-hier, votre mère est mourante comme d’habitude, c’est l’anniversaire d’un ami fidèle mais vous y allez, à Machin-sur-Mer. C’est votre heure ou ça ne l’est pas. Vous ralliez votre salon, un peu pomponnée, il s’agit tout de même de monter sur une estrade. Un peu plus, vous faisiez péter la jupe. Vous découvrez sur place trois autres jeunes romanciers, respectivement Stock, Intervalles, L’Arpenteur. Vous leur trouvez un air étrangement vainqueur dans la mesure où le lauréat, c’est vous. Débarque un quatrième jeune romancier, Gallimard de janvier, connu pour avoir raflé des prix académiques toute l’année, dont le tour est fini et qui doit être là pour décorer, tout comme Yann Moix. Vous êtes très sympa avec eux envisageant la haine que vous n’allez pas manquer de leur inspirer avec votre succès balnéaire, les pauvres. Et vous leur rappelez, l’air de rien et à titre préventif, que l’essentiel c’est « d’aller à la rencontre du lecteur», n’est-ce pas. Arrive votre moment. L’adjointe au maire est en tenue de Nouvel An. Vous craignez de ne pas en avoir fait assez. Les nommés sont (j’ai bien peur d’avoir entendu « les nominés » mais je préfère ne pas en rajouter) Stock, L’Arpenteur, Intervalles, Gallimard septembre, Gallimard janvier, s’enthousiasme l’adjointe qui précise que l’heureux lauréat se verra offrir en outre un parapluie de golf. Bleu marine, brodé. Comme ceci. Abrégeons. Le prix est allé à Gallimard janvier, celui qui raflait déjà tout depuis l’Épiphanie. L’adjointe au maire lui a claqué la bise qui tache, fière de lui comme si elle l’avait fait. Et comme il avait déjà un cachemire et des godasses tellement cirées que j’aurais pu me remaquiller dedans si nécessaire (mais j’avais déjà forcé, rapport aux sunlights), avec son parapluie bleu marine et son chèque net d’impôt, il a posé un problème de classe à tout le monde. Son livre étant plutôt très bon, pour ne rien arranger 5. Gallimard janvier était lui-même vaguement gêné avec sa trace de rouge Chanel et son pépin qu’il ne savait pas comment tenir, ça se voyait. Au déjeuner « offert par le comité », Stock, L’Arpenteur, Intervalles et moi-même n’avons pas mangé avec lui, on a été salauds. En France, on n’aime pas les cumulards. C’est comme ça.
Avec le recul, ce salon fut mon préféré. Bernard Pivot était des nôtres, façon de parler. Il faisait converger absolument tout le public présent, celui qu’il partage avec Antenne 2, France 2 pardon. La file se déployait, si sage et révérente devant le Roi Lire des années 80 que ça donnait envie de chanter La Marseillaise (ou du Michel Sardou) et que ça bloquait la sortie. Il en venait de partout, faire dédicacer Les Tweets sont des chats, Albin Michel, 2013. Je me suis approchée de la file pour voir ce qu’avaient acheté ces gens, sûrement des ouvrages à propos des réseaux sociaux. Mais c’était essentiellement des livres sur les chats. Ils pensaient simplement en acheter un autre avec Les Tweets sont des chats. Qui ne parle pas vraiment de chats, donc. Parfois la portée métaphorique d’un titre passe au-dessus du lectorat, ça m’est arrivé avec mon dernier qui a été pris pour un guide touristique sur l’Italie.
La confusion pouvant payer parfois. Bernard Pivot (mes hommages) qui connaît bien sa France aurait précisément compté là-dessus que je ne serais pas étonnée. À la fin de la journée, les jeunes auteurs et moi-même sommes allés saluer Monsieur Pivot parce qu’un jeune auteur fait toujours ça, on n’est pas non plus des francs-tireurs. On a repris le train.

À la gare, on a retrouvé le multi-primé. Il a eu l’élégance de le faire oublier en quelques phrases bienveillantes et en portant ma valise. Il ne m’en faut guère plus pour m’attendrir, c’est là une faille de ma personnalité. Le chemin fut des plus agréables, la compagnie fort urbaine et même charmante, comme on dit dans la littérature de voyage du xviiie siècle, quand on se déplaçait en calèche. Dans le wagon presque vide on a échangé des vues bien senties sur la littérature. Comment c’était vain, comment on s’en foutait, comment on avait sûrement mieux à faire, comment on ne voyait pas quoi en même temps. Une dame nous a interrompus en nous disant qu’elle n’écoutait pas nos conversations, mais qu’elle n’avait pas pu s’empêcher d’entendre. Elle venait de se lancer comme agent littéraire, et comme on était beaux – je cite – qu’on était jeunes (je pense qu’on sentait aussi un peu le sable chaud), eh bien c’était quand on voulait. Carte de visite, Book Antiqua corps 10, tramée, avec un lever de soleil. Elle est repartie après un compliment sincère sur le parapluie. On s’est dit que s’il y avait des nanas pour remonter les wagons de seconde classe, montés sur des escarpins de douze centimètres, entre le Pas-de-Calais et Montparnasse pour trouver des écrivains à représenter, c’est que tout allait bien.

L’état numérique
J’aurais dû en rester là. J’aurais dû éviter le Salon du livre, le vrai, celui du parc des expositions, celui de la capitale, qui se différencie des autres par la présence des chaînes de télévision et des CRS. Mais comme j’avais bien aimé le Salon de l’agriculture, je me suis dit pourquoi pas. Il y aura peut-être du pâté et des animaux sympathiques. J’aurais pu éviter l’ultime « rencontre avec le lecteur ». Mais au départ, c’était beau comme une promesse : une lectrice, une vraie, arrivant avec un exemplaire tout taché de mon premier livre (l’émotion, le livre qui a été lu, voire relu, qui n’a pas été revendu sur Price Minister avec la mention « Rare. Dédicacé par l’auteur lui-même, à saisir, 10 euros »). Elle m’a dit qu’elle avait adoré mon premier roman qu’il était – ici suite d’adjectifs dithyrambiques que mon humilité de principe m’interdit de reproduire mais dont je me délecte en cachette. « Vraiment j’ai adoré, a-t-elle répété, une découverte, je suis venue exprès vous le dire. En revanche, je ne vais pas vous prendre le deuxième, j’ai lu sur le blog Les lectures de Nath.59 que c’était nul, bonne continuation. »

ARTICLE PARU DANS LE NUMÉRO 50,
ILLUSTRATION ÉMILIE ALENDA


Maria Pourchet
Née en 1980. Vit et travaille à Paris. Lit aussi des livres et regarde des séries. Écrit aussi pour le cinéma.
Dernier livre paru : Toutes les femmes sauf une, Fayard « Pauvert », 2018.