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« Excellente revue pleine de fantaisie » : Libération.

Décapage dans Libération

 

Que font les polices ?

Par Virginie Bloch-Lainé

Article à retrouvez ici.

La revue «Décapage» dans les coulisses des écrivains

Pour son numéro de rentrée, Décapage donne carte blanche à Jean-Philippe Toussaint. Qu’attendent de cette rubrique les fidèles lecteurs de cette excellente revue pleine de fantaisie ? Un tour dans les coulisses d’un écrivain, des anecdotes sur son adolescence, le nom des lieux qu’il aime, bref, un peu d’intimité et d’inédit. Avec Jean-Philippe Toussaint (lire ci-contre), le tour d’horizon est surtout visuel car il est aussi photographe, cinéaste et plasticien. Un extrait de son manifeste esthétique, l’Urgence et la Patience (Minuit, 2012), rappelle que ses lieux chéris sont Ostende et la Corse, et que Toussaint se punit en écrivant les premiers jets de son manuscrit dans la police Helvetica en simple interligne, avant de passer après corrections à une page aérée et au Times New Roman, la police digne d’être envoyée à son éditrice, Irène Lindon. Puis nous retrouvons des photos qui furent exposées au Louvre lorsque Toussaint y avait reçu une «carte blanche» en 2012, et qu’il y rendait un «hommage visuel au livre» : des jeunes gens décoiffés par le vent en tiennent un à la main.

D’autres écrivains de la rentrée littéraire figurent dans Décapage, particulièrement dans la rubrique consacrée à ces livres que l’on ne lit pas. Les écrivains, eux, lisent tout. Alice Zeniter confie : «J’ai été avertie par mon compagnon et les deux amis à qui j’ai donné le sujet proposé par Décapage que j’aurais l’air d’une pédante de premier ordre si je répondais une chose pareille.» Thomas Vinau écrit le témoignage le plus sombre de tous. Lui aussi ne laisse rien passer et cette tendance s’est accélérée à son entrée dans l’âge adulte : «Les choses ont pris une tournure conséquente lorsque ma mère est morte et que j’ai dû vivre seul dans notre pavillon rue des Abricots. Je me retrouvais seul à 19 ans avec un salon couleur cuir, un pavillon crépi dans les tons du fruit qui donnait son nom à la rue et la grande peine froide d’un être irrémédiablement seul dans l’univers.» Pierric Bailly achète trop de livres et les choisit un peu n’importe comment : «J’ai eu une courte période Thomas Bernhard et j’en ai acheté tout plein, mais je n’en ai lu que trois ou quatre.» Il a aussi acheté Dans mes yeux, de Johnny Hallyday et Amanda Sthers. Jamais ouvert. «Pourtant, je l’ai acheté avec l’intention de lire. Et pas pour me moquer ou quoi. J’avais vraiment envie de le lire, puis l’envie m’a passé.»

Nous retrouvons le duo Jean-Baptiste Gendarme et Alban Perinet pour quatre pages de bande dessinée autour, encore, des livres de la rentrée. Une femme qui a lu le Dossier M de Grégoire Bouillier (Flammarion) explique à un homme, sûrement un collègue de bureau puisqu’ils discutent à côté de la machine à café, à quel point cette autobiographie est formidable. Elle cite Bouillier : «Que retient-on d’un livre à notre niveau individuel ? Une ou deux phrases qui nous sautent soudain au visage, une ou deux phrases et c’est déjà bien beau ? Une ou deux phrases qui passent directement dans notre langage courant, pour ne pas dire dans nos veines ?»

Lu dans le JDD : « L’éditeur avance toujours sur une corde raide. »

Dans Le JDD, des éditeurs ont raconté le moment où un auteur a quitté leur maison.

Antoine Gallimard raconte le départ d’Hector Bianciotti

 

« La crainte qu’un auteur parte ailleurs est tenace. L’éditeur avance toujours sur une corde raide. D’une part, il a peur de passer à côté d’un grand texte. On a souvent parlé de l’erreur de la maison Gallimard avec la Recherche de Proust. D’autre part, l’éditeur est un galeriste, un collectionneur, et quand il est dans la littérature générale, il désire suivre l’auteur le plus longtemps possible. Je suis attaché à la notion de compagnonnage. Au-delà des questions de finances ou de reconnaissance, de véritables liens se tissent entre auteur et éditeur au fil des années. La relation qui se noue est à la fois solide et fragile. Solide, car elle est faite d’estime et de complicité sincères. Fragile, car si le livre ne se vend pas, l’éditeur en est tenu pour responsable. L’éditeur est à la fois un ami sur qui on peut compter et une caisse de résonance de l’angoisse de l’écrivain. La difficulté est là : on ne doit pas être omniprésent, mais on doit être présent. Les questions financières entrent en ligne de compte, dans les rapports entre un éditeur et un auteur, et il ne faut pas les éluder. Elles sont d’autant plus prégnantes, depuis une ­dizaine d’années, avec une accélération de la best-sellerisation dans les différents secteurs de l’édition. Les relations sont directes avec les auteurs français et j’y suis sensible. Je tente de conserver un esprit familial dans le travail.

« J’ai vécu le départ d’Hector Bianciotti comme une trahison »

Quand on s’investit personnellement dans une relation avec un auteur, son départ est forcément douloureux. J’ai vécu le départ d’Hector Bianciotti comme une trahison ou, plutôt, comme un abandon. Hector Bianciotti a commencé à rédiger des rapports de lecture pour Gallimard dès 1962 ; il y a publié Le Traité des saisons en 1977 ; il a siégé au comité de lecture à partir de 1983 car j’avais convaincu mon père de l’y faire entrer. Hector Bianciotti m’a annoncé qu’il me quittait en 1989, et ce fut pour moi un drame. La maison était alors perturbée pour des raisons de rivalités familiales. Je venais de reprendre la maison dans un contexte difficile, et lui, que je considérais comme un ami, m’annonce qu’il part pour rejoindre Jean-Claude Fasquelle. Il a publié chez Grasset, à partir de 1992, sa magnifique trilogie autobiographique : Ce que la nuit raconte au jour (1992), Le Pas si lent de l’amour (1995), Comme la trace de l’oiseau dans l’air (1999). Nous avions parlé ensemble de cette trilogie. Je regrette de ne pas l’avoir publiée.

J’avais avec Hector Bianciotti des relations professionnelles mais aussi personnelles. Nous avons passé des vacances ensemble. ­Hector était un homme délicat, ­intelligent, érudit, ouvert, distingué. Il n’était pas narcissique : il avait un véritable intérêt pour l’autre. Ses amitiés étaient sincères. Hector était d’une élégance permanente. Il était chez lui chez Gallimard, sa famille, sa maison, et puis il est parti. Je lui ai dit : « Nous sommes si amis et vous partez au pire moment pour moi. » J’ai été malheureux. Je perdais un ami et un auteur. J’aimais converser avec lui de tout et de rien. Cela allait de Borges dans la Pléiade aux questions d’amour et d’amitié. Philippe Sollers et Pascal Quignard n’ont pas tangué, mais lui a décidé de s’en aller. Pourquoi est-il parti? La maison était alors fragilisée, et je pense qu’il a eu peur de tout perdre. La presse distillait des informations inquiétantes sur l’avenir de Gallimard, et son besoin de sécurité était immense. Je n’ai pas su, pas pu le rassurer. Il avait besoin d’une figure paternelle que je ne pouvais pas incarner et qu’il a trouvée en Jean-Claude Fasquelle. Je l’ai compris seulement avec le temps. Les années ont passé et je l’ai appelé un jour pour lui assurer que Gallimard était toujours sa maison. Je lui ai dit : « Revenez. » Hector Bianciotti est revenu en 2000 et on a publié Une passion en toutes lettres en 2001. Il est vite tombé malade, et il mort en 2012. Je suis content aujourd’hui de pouvoir lui rendre hommage. Hector m’a manqué quand il est parti et il me manque encore aujourd’hui. »

 

 

 

http://www.lejdd.fr/culture/livres/antoine-gallimard-le-jour-ou-hector-bianciotti-ma-quitte-3378722

LE BUREAU DE PHILIPPE JAENADA

« Sur la table de bois où se trouvent le clavier et l’écran : une petite lampe pour la lumière de nuit, la bougie de l’autre côté, près des clopes, du cendrier et de la tasse de café, avec les quatre Légo que je tripote de la main gauche quand je sens que la nervosité (nuisible) monte. »

« J’ai essayé plusieurs fois de travailler ailleurs que dans mon bureau (dans un bar, une chambre d’hôtel, ou chez ma mère), je n’y arrive pas. Je me sens trop perméable à l’extérieur, je me dilue et ce que j’écris ressemble, au mieux, à du vin coupé à l’eau.

Dans mon bureau, rien n’a bougé depuis près de quinze ans. (Ma femme, Anne- Catherine, a des soucis de tocs, de maniaquerie pathologique, chacun des meubles et objets qui emplissent notre appartement a une place qu’elle a déterminée, qu’elle seule connaît précisément (au millimètre près) : elle veille en permanence à ce que
l’ordre qu’elle a choisi (parfois bordélique en apparence, d’ailleurs) soit maintenu – si je déplace une chaise de deux centimètres ou un cendrier d’un, elle passe derrière moi pour arranger le problème. En revanche, nous avons convenu qu’elle ne s’occuperait pas de tout ce qui se trouve dans mon bureau. Je sens qu’elle se fait violence
elle se griffe les paumes quand elle entre), mais elle me laisse décider de mon décor de travail.)
J’ai l’impression d’être un cosmonaute sanglé dans une capsule de fusée, où chaque objet utile est à portée de main, de regard au moins. »

Philippe Jaenada

Retrouvez la Panoplie littéraire de Philippe Jaenada dans le numéro 50.

Numéro 57

Le Journal littéraire
Vincent Delecroix
Un journal à lire avant la fin du monde
Regards
#1 Philippe Forest
Des conseils aux auteurs qui voudraient écrire sur des peintres
#2 Olivier Bessard-Banquy
Une brève étude historico-comparative de l’édition
L’Interview imaginaire
Henry Miller
Une conversation détonante avec Henry Miller
Et moi, je vous en pose des questions ?
François-Henri Désérable
Tout savoir sur l’auteur en moins d’une minute, montre en main
Pour remonter le moral de l’auteur
Iegor Gran
Quelques conseils pour ne pas sombrer dans la neurasthénie
Notes de bas de page & poils de chèvre
Arthur Devriendt
La chronique sens dessus dessous
Posture (et imposture) de l’homme de lettres
Jean-François Kierzkowski
Quand les auteurs s’engagent…
La Pause
Alban Perinet et Jean-Baptiste Gendarme

La thématique
« Ces livres qu’on ne lit pas »
Intéressons-nous aux livres que les écrivains ne lisent pas mais qu’on trouve quand même dans leurs rayonnages. Comment sont-ils arrivés là ? Cadeaux ? Achats compulsifs ? Promesse d’une lecture prochaine ? Et pourquoi les gardent-ils ?
Avec : Agnès Mathieu-Daudé, Alice Zeniter, Grégoire Polet,
Julia Kerninon, Lydie Salvayre, Maria Pourchet, Pierric Bailly,
Thomas Vinau, Valentin Retz…

La Panoplie Littéraire
Carte blanche à Jean-Philippe Toussaint

Création
Sara-Ànanda Fleury
Néon Bible
Nouvelle illustrée par Floriane Ricard
Steve Tesich
Mariage en dilettante
Nouvelle traduite de l’anglais (États-Unis) par Yoko Lacour
et illustrée par Elis Wilk
David Thomas
Mondialisation et autres textes
Microfictions illustrées par Maya Brudieux

L’Interview imaginaire : Zola, Flaubert et Maupassant

Nous avons réuni trois maîtres de la littérature dans une pièce seulement éclairée d’une large cheminée. Et, tout en sirotant des tisanes, nous avons très librement commenté l’actualité culturelle et littéraire (et même assez brièvement politique)*.

*Toutes les réponses sont tirées des correspondances des auteurs

 

Pour commencer, Messieurs, une question simple : comment vous sentez-vous?

Flaubert – Ma santé serait bonne si je pouvais dormir. J’ai main­tenant des insomnies persistantes ; que je me couche tard ou de bonne heure, je ne puis plus m’endormir qu’à 5 heures du matin. Aussi ai-je mal à la tête tout l’après-midi.

Maupassant – J’ai, comme beaucoup d’hommes de lettres, des accidents de névralgie terribles au cerveau, et je traverse en ce moment une crise aiguë, de sorte que je suis obligé de prendre cet odieux remède qu’on appelle le salycilate de soude et cela me rend idiot.

Zola – J’ai un gros rhume.

Monsieur Zola vous avez rencontré Maupassant chez Flaubert…

Zola – Je le revois encore, tout jeune, avec ses yeux clairs et rieurs, se taisant, d’un air de modestie filiale, devant le maître. Il nous écoutait pendant l’après-midi entière, risquait à peine un mot de loin en loin. L’idée ne nous venait pas qu’il pût avoir un jour du talent.

Et pourtant dès le premier livre, Boule-de-suif, on parle d’une grande oeuvre.

Flaubert – Un vrai chef-d’oeuvre, ni plus ni moins, et qui vous reste dans la tête. C’est bien original de conception, entièrement bien compris et d’un excellent style. Le paysage et les person­nages se voient et la psychologie est forte.

Voilà qui doit faire plaisir à entendre, non?

Maupassant – Je reçois du reste beaucoup de compliments des gens dont l’avis m’est précieux.

Monsieur de Maupassant, cet été on vous a vu sur les plages corses avec une jeune auteur de « fanfiction », peut-on savoir ce que vous vous êtes dit?

Maupassant – Elle m’a parlé d’amour vrai, de tendresses du coeur… Elle devient tout à fait élégiaque et sentimentale ; elle a ce qu’on pourrait appeler un ramollissement du con.

Des rumeurs disent que vous n’êtes pas insensible à ses charmes…

Maupassant – Généralement, quand de pareilles inventions germent dans la cervelle de quelque portière tentée, on trouve au moins l’oeuf dont est née la calomnie. Mais j’ai beau chercher, je ne découvre même point ce qui a pu servir de prétexte à cette stupide fable. Je ne puis trouver un nom qui me mette sur la voie de l’homme ou de la femme d’imagination d’où est venu ce potin étonnant.

Dans quelques mois, il y a une échéance politique importante, que peut-on espérer pour 2017 ?

Zola – Que la France cesse enfin de se laisser dévorer par l’ambi­tion d’une poignée de politiciens, pour s’occuper de la santé et de la richesse de ses enfants.

Vous pensez que les politiques fuient leurs responsabilités…

Zola – C’était dans l’ordre, ces gens au pouvoir nous dédaignent, mais pas autant que nous les méprisons.

Maupassant – Plus on est haut, plus on est (ou devient) imbécile. Est-ce pas abominable de vivre sous la domination de ces brutes, de dépendre de leurs caprices, de recevoir leurs injures et de toujours courber la tête. S’il n’y avait pas des gens que cela ferait souffrir, il y aurait de quoi se foutre à l’eau avec une pierre au cou. Les forçats sont moins malheureux.

Vous soutenez donc la colère des auteurs qui souhaitent défendre le droit d’auteur et la création?

Maupassant – On fait en ce moment un grand travail sur les pen­sions des hommes de lettres. La plupart de ces pensions étaient attribuées à des femmes ou à des hommes qui n’avaient rien de commun avec les lettres. On veut que désormais elles soient uniquement réservées aux littérateurs de sorte qu’on est en train de rayer beaucoup de personnes qui n’avaient aucun droit pour en recevoir. Aussitôt que ce travail sera terminé, on s’occupera de faire une nouvelle répartition uniquement aux hommes de lettres.

La condition matérielle des auteurs est de plus en plus préoc­cupante, non?

Zola – Un livre ne nourrit jamais son auteur.

Flaubert – Le succès matériel doit être le résultat, jamais un but. Autrement, on perd la boule, on n’a même plus le sens pratique. Faisons bien, puis advienne que pourra ! Ah ! ah ! moi aussi j’ai des principes. J’en ai même trop pour mon bonheur.

Revenons, si vous le voulez bien, un instant à l’actualité lit­téraire. On annonce 363 romans français pour cette rentrée. C’est encourageant, non?

Flaubert – Ce qui me fait enrager, maintenant que je voudrais ne pas perdre une minute, c’est le temps perdu à lire les romans des jeunes ! Trop d’hommages !

On dit beaucoup de bien du livre de Karine Tuil [livre paru en septembre 2016, ndlr].

Maupassant – C’est une bluette, mais ce n’est point une étude. C’est adroit, mais ce n’est pas fort.

Vous avez lu le dernier livre de Laurent Mauvignier?

Maupassant – Je l’ai lu le jour même où il m’est parvenu, et je vous dois une sensation charmante analogue à celle qu’on éprouve quand on sort de bonne heure par les tièdes matins, tout remplis de senteurs d’herbe et de fleurs. Voilà de la poésie claire et parfaite de forme, et attendrie, et vibrante, comme on n’en lit pas souvent.

Flaubert – Au commencement, je me suis révolté contre cer­taines afféteries et négligences de style. Puis je me suis laissé empoigner et, en somme, je trouve ce livre plein de talent. Telle est mon opinion sincère.

Un commentaire, peut-être, sur le classement des meilleures ventes de livres de cette semaine?

Flaubert – Je m’étonne toujours de ces enthousiasmes pour des génies de quinzième ordre.

D’après une étude américaine, si l’on consacre trente minutes par jour à la lecture, on augmente son espérance de vie de 23 % sur douze ans. Ça vous inspire quoi?

Flaubert – Je tombe sur les bottes, à force de lire des stupidités !

[Notre téléphone sonne. Un sms nous annonce la naissance du premier enfant de la chroniqueuse qui était enceinte (voir, histoire d’ours numéro 54). On s’excuse.]

Flaubert – J’adore les enfants, et étais né pour être un excellent papa. Mais le sort et la littérature en ont décidé autrement !…. C’est une des mélancolies de ma vieillesse que de n’avoir pas un petit être à aimer et à caresser.

Le dernier clip du rappeur Orelsan, l’un de vous l’a regardé sur YouTube ?

Maupassant – Il m’a ravi, il m’a fait rire et rêver, m’a séduit par son style, par la vérité bizarre, par la philosophie cocasse et délicieuse. Je vais, d’ailleurs, écrire ce que j’en pense.

Flaubert – Notre ami sait s’y prendre pour faire parler de lui. Rendons-lui cette justice.

Vous êtes aussi des hommes de théâtre, avez-vous vu l’une des pièces de Florian Zeller, en ce moment l’auteur français le plus joué dans le monde ?

Flaubert – Hier soir j’ai vu L’Autre, et j’ai pleuré à diverses reprises. ça m’a fait du bien. Voilà ! Comme c’est tendre et exaltant ! Quelle jolie oeuvre, et comme on aime l’auteur !

Ah, vous le connaissez ?

Zola – Nous avons dîné deux fois, la première chez Adolphe, qui nous a empoisonnés, la seconde place de l’Opéra-comique où nous avons mangé une bouillabaisse extraordinaire.

Comment voyez-vous le développement des blogs littéraires au détriment de la vraie critique ?

Flaubert – Mais que dites-vous du dogme de « l’hypocrisie litté­raire », tellement établi maintenant qu’il n’est plus permis d’avoir une opinion à soi ? On doit trouver bien tout, ou plutôt tout ce qui est médiocre. Quand un monsieur proteste, ça révolte.

Zola – Je tiens à être lu avant d’être jugé, préférant un éreintement sincère à quelques mots complaisants.

Vous croyez encore au pouvoir des critiques ?

Flaubert – Quand on écrit bien, on a contre soi deux ennemis : 1) le public parce que le style le contraint à penser, l’oblige à un travail ; et 2) le gouvernement, parce qu’il sent en nous une force, et que le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir.

Aujourd’hui, les écrivains n’ont plus le pouvoir, non ?

Zola – Ah ! Cette malheureuse littérature est bien malade !

Ce serait plutôt Facebook, Twitter, les réseaux sociaux qui peuvent faire et défaire les réputations. C’est là que ça se passe, non ? Il y a un an, Paulo Coelho a publié un message sur Facebook afin de défendre l’Islam, vous l’auriez fait vous ?

Flaubert – Cette prétention de défendre l’Islamisme (qui est en soi une monstruosité) m’exaspère. Je demande, au nom de l’humanité, à ce qu’on broie la Pierre-Noire, pour en jeter les cendres au vent, à ce qu’on détruise La Mecque, et que l’on souille la tombe de Mahomet. Ce serait le moyen de démoraliser le fanatisme.

Il ne faut pas confondre l’Islamisme et l’Islam, une religion pratiquée par plus d’un milliard de personnes…

Flaubert – Je demande ce qu’elle a jamais fait de bien dans le monde ?

Monsieur de Maupassant, vous ne dites rien ?

Maupassant – Je trouve mes pensées médiocres et monotones, et je suis si courbaturé d’esprit que je ne puis même les exprimer. Quant aux idées, qui sont pour beaucoup d’hommes, pour les meilleurs, la raison d’être, je trouve que les plus compliquées sont simples à faire désespérer de l’intelligence humaine, que les plus profondes quand on y a réfléchi cinq minutes, sont pitoyables.

Monsieur Zola, sur le réseau Twitter, vous n’avez pas été très tendre avec Carla Bruni.

Zola – C’est vrai, je n’aime pas beaucoup cette artiste, dont la voix se brise dans les éclats de force ; qui manque, selon moi, de foyer intérieur, de puissance. Mais elle a ce qui vaut mieux : l’originalité, la vie ; et il est très certain que lorsqu’elle reste elle-même, elle est incomparable.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune plumitif qui vou­drait se lancer dans l’écriture ?

Zola – Chaque fois qu’un jeune homme de province tombe chez moi pour me demander conseil, je l’engage à se jeter en pleine bataille, dans le journalisme. Il a vingt ans, il ignore l’existence, il ignore Paris surtout : que voulez-vous qu’il fasse ? S’enfermer dans la chambre d’un faubourg, rimer des vers plagiés de quelque maître, mâcher en vain le vide de ses rêves ? Il en sortira au bout de cinq ou six années aussi ignorant de la vie, ayant encore tout à apprendre, l’intelligence malade de son inaction. Combien je le préfère dans la lutte quotidienne qui seule fait connaître les choses et les hommes ! À vingt-cinq ans, le besoin de se défendre l’aura armé, il saura, il sera mûr pour la production. On dit que la presse en vide beaucoup de ces jeunes gens : sans doute, mais elle ne vide jamais que ceux qui n’ont rien dans le ventre.

Maupassant – Il faut avoir un bon système nerveux, très sensible, un épiderme très délicat, des yeux excellents pour voir, et un bon esprit pour savourer et mépriser. Et se moquer ensuite de tout ce qu’on voit, de tout ce qui est respecté, considéré, estimé, admiré, communément, s’en moquer d’une façon naturelle et constante comme on digère ce qu’on mange.

Voyez, c’est-à-dire, avalez et rendez la vie à la façon des aliments de toute nature qui deviennent la même ordure. Tout n’est que de l’Ordure quand on a compris et digéré. Mais tout peu paraître bon quand on est gourmand. Lorsqu’on apporte à cette dégus­tation un esprit curieux, les premières bouchées sont souvent fines, les premiers baisers sont parfois doux. Lorsque c’est passé – blaguez.

Flaubert – Voici mon opinion : Il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos oeuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes vivants. C’est la postérité qui les fait. Donc travaillons, si le coeur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne ; quant au succès matériel, grand ou petit, qui doit en résulter pour nous, il est impossible là-dessus de rien présager. Les plus malins (ceux qui prétendent connaître le public) sont chaque jour trompés.

Et pour vous, écrire, c’est devenu simple, non ?

Zola – L’enfantement d’un livre est pour moi une abominable torture, parce qu’il ne saurait contenter mon besoin impérieux d’universalité et de totalité.

Vous n’avez jamais pensé à écrire à quatre mains ?

Zola – Je suis un autoritaire en littérature et je crois que toute collaboration est incapable d’un chef-d’oeuvre. Au théâtre pourtant, je l’admettrais plus volontiers. Il est certain que deux tempéraments peuvent s’y compléter, la besogne s’y diversifier heureusement, l’oeuvre y bénéficier du travail commun. Des talents s’accouplent ; le génie reste solitaire.

Avez-vous des projets pour la suite?

Flaubert – Je ne sens plus le besoin d’écrire, parce que j’écrivais spécialement pour un seul être qui n’est plus. Voilà le vrai ! et cependant je continuerai à écrire. Mais le goût n’y est plus, l’entraînement est parti. Il y a si peu de gens qui aiment ce que j’aime, qui s’inquiètent de ce qui me préoccupe ! Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l’on parle de littérature ? Et quand elle se trouve abordée incidemment, c’est toujours par ses côtés subalternes et extérieurs, la question de succès, de moralité, d’utilité, d’à-propos, etc. Il me semble que je deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante.

Zola – Je fais mes trois petites pages par jour, ce qui est mon train-train habituel.

Maupassant – Je compte aller à Bougival la semaine prochaine.

[Et alors qu’on s’éloigne, Émile Zola nous rattrape :]

Zola – À Médan, dans ma grande salle, contre un mur, je vais faire une panoplie d’instruments de musique. Mais il me manque une pièce importante, pour le milieu et je désire vivement trouver un tambourin. Ici, mes recherches ont été vaines. Tâchez donc, à Aix ou à Marseille de me procurer ce tambourin. Je le préférerais ancien.

CHER ALBERT COHEN… PAR DAVID FOENKINOS

Cher Albert Cohen,

Je crois que sans vous je serais devenu un écrivain torturé par sa propre condition, un dépressif de la phrase ne sachant véritablement aimer les femmes bourgeoises qui possèdent un je-ne-sais-quoi de catholicisme érotique, un jeune homme incapable d’admirer les vieillards sans dents, les presque avocats, les dévoreurs de patrimoines, les capitaines des vents (bouchez vos nez), les sultans des tousseurs, et j’en passe… Peut-être qu’aussi je n’aurais pas su aimer ma mère, sans vous. Je n’aurais pas été grand chose finalement. Mais ceux qui détestent Belle du Seigneur pour sa longueur, pour son infinie variation sur le même thème, je peux les comprendre. Je n’ai pas un rapport intellectuel ou militant à votre œuvre. Mon rapport est purement physique et sensuel. Dès les premières lignes, je me suis senti en terrain connu. Cela a modifié ma vie, c’est-à-dire mon écriture et mon rapport aux femmes. J’ai voulu être Solal, j’ai voulu être Genève. Je suis devenu drôle en vous lisant. Je suis devenu moi en vous aimant. Parfois j’ouvre un de vos livres au hasard, et je prends juste une phrase, comme ça… voilà, je le fais maintenant… et je trouve cette phrase, page 36 de Mangeclous : « Certains sautaient sur place pour donner plus d’envol à leur intelligence ». Et voilà, c’est vous, c’est tout ce que j’aime chez vous mon cher Albert, votre tête fourrée entre la poésie et l’humour. Parfois, je pense avec émotion à votre cheville ; je me dis qu’en sautant sur place, j’y parviendrai un peu, à la hauteur de votre cheville. Comme je vous aime,


David Foenkinos
Décapage numéro 24 – mai 2005.

ROMAIN MONNERY A TESTÉ DES ATELIERS D’ÉCRITURE…

Alors que Gallimard connaît le succès avec ses ateliers d’écriture –
les ateliers de la NRF –, Romain Monnery s’est prêté à l’exercice… C’était en 2014, dans le numéro 45. Récit

 

J’ai écrit un livre ; je ne me souviens plus comment. Il y a pourtant mon nom dessus, une photo d’un type qui me ressemble à l’intérieur et quelques phrases que je pourrais avoir écrites ici et là. Mais c’est à peu près tout. Je voudrais en faire un autre, je ne saurais pas comment m’y prendre. Recette égarée. Numéro effacé. On peut dire que ça tombe plutôt mal dans la mesure où, justement, je ne serais pas contre l’idée d’imaginer une suite à cette aventure éditoriale. J’en suis arrivé à la conclusion que j’avais attrapé la fameuse maladie de la page blanche.
Sale histoire.
Pour me sortir de cette impasse, il n’y avait pas trente-six solutions : une psychanalyse, un nègre ou des cours d’écriture. J’ai choisi le moins cher. Une affiche à la bibliothèque indiquait que la mairie de Paris organisait des ateliers artistiques pour adultes. On pouvait, entre autres, pratiquer la calligraphie chinoise, l’art de l’origami ou encore s’initier au maniement des marionnettes doigts. Après quelques hésitations, je m’en suis tenu à l’écriture.

Au bureau des inscriptions, une petite femme à l’air absent m’a demandé si j’étais débutant ou non. J’ai dit, ça dépend. Elle m’a dit, faut savoir. J’ai repensé à l’enthousiasme délirant de mon éditrice pour qui j’étais la réincarnation de Stendhal. Si ce n’est plus. Et puis me sont revenus à l’esprit les commentaires qu’on pouvait trouver sur Internet à mon sujet comme quoi mon style était « mou », «enfantin », « répétitif » ou encore « vulgaire ». Je me suis raclé la gorge : « On va dire que je débute. » La brochure indiquait que l’atelier était animé par un certain David Volisson*, « auteur de nombreux ouvrages acclamés par la critique ». Comme à chaque fois que j’entends parler de quelqu’un, j’ai tapé son nom dans Google : rien. Peut-être s’agissait-t-il d’un nom d’emprunt.

Semaine 1 : J’arrive à l’adresse indiquée sur le post-it qui me sert de carte d’inscription. M’aurait-on fait une blague ? Je fais plusieurs fois le tour des environs avant de me rendre à l’évidence : le local,
dont j’aperçois l’enseigne « Paris Ateliers » scotchée sur la vitre, se trouve dans les bâtiments d’une maison de retraite. Derrière un portail. Dont je n’ai pas le code. Bien sûr. Une vieille femme en robe de chambre s’approche, passe le visage entre les barreaux :
– Vous voulez rentrer ?
– Oui.
– Vous êtes du KGB ?
– Non.
– Vous mentez. Les bolchéviques, je les renifle à des kilomètres !
Après trois quarts d’heure d’attente sous l’œil menaçant de la vieille folle, un coup de fil m’informe que le professeur d’écriture n’a pas pu se libérer aujourd’hui. Au regard de son emploi du temps visiblement surchargé, j’en déduis qu’il s’agit au moins d’un prix Goncourt. David Volisson serait-il Michel Houellebecq ? Je me demande s’il sent vraiment la charcuterie comme dans La Carte et le Territoire.

Semaine 2 : Le prof a pu se libérer. Apparemment pas les élèves. Nous sommes six en comptant le résident de la maison de retraite dont les couverts qu’il tient serrés dans ses mains laissent à penser qu’il s’est trompé de cantine. Les cheveux blancs de l’assistance ont dû l’induire en erreur. David Volisson, lui, reste impérial : « Écrire, c’est bâtir, nous dit-il. Les mots, c’est les briques. La ponctuation, le ciment. » Je ne crois plus qu’il ait eu le prix Goncourt.

Semaine 3 : Chacun leur tour, les participants doivent lire à haute voix un texte décrivant un de leurs proches. Évelyne dresse un portrait de son « con » de mari ; Josette évoque son fils « indigne » ; René dépeint sa garde-malade comme « la dernière des garces ». David Volisson hoche la tête, approuve, salue, encense, c’est bien, hmmm, ah oui, joli, profond, bravo. Quand vient mon tour de parler de ma mère sous les traits de Wonder Woman, il m’arrête, fronce les sourcils et prend les autres à témoin : « C’est typiquement ce que j’appelle de l’écriture BD, immature et incorrecte. Vous confondez littérature et télévision. »

Semaine 4 : Un débat divise la classe. D’un côté, Josette, Evelyne et Madeleine soutiennent que le plus grand écrivain français contemporain est Robert Sabatier. Liliane et Judith lui préfèrent Max Gallo. René arbitre les échanges en répétant à qui veut bien l’entendre qu’il a faim, nom de Dieu. Un sourire en coin, David Volisson et sa veste en velours refusent de prendre parti : « J’ai pour habitude de ne jamais dire du mal de mes confrères. »

Semaine 5 : Le prof a préparé un Powerpoint des rares auteurs qui valaient selon lui la peine d’être lus. Au fur et à mesure que défilent les portraits de Proust, Céline, Hugo, Echenoz et Houellebecq, il commente d’un ton lapidaire : un peu lourd, vulgaire, surfait,
gentillet, manque de cheveux… Lorsque sa propre photo apparaît derrière lui, Volisson fait mine de s’excuser, en appelle à sa
maladresse, sourit de ce quiproquo, puis conclut d’une voix mielleuse : « Je vous rappelle que mes livres sont en vente à l’accueil.»

Semaine 6 : Le point-virgule est à l’ordre du jour. Avec une fougue que je ne lui connaissais pas, Volisson nous le présente comme le signe le plus noble de la ponctuation : « Mieux que le poivre, nous dit-il, ce fidèle ingrédient relève n’importe quelle prose un peu trop fade. » Josette proteste. Evelyne aussi. Pour elles, le point-virgule est la marque des indécis. « Un signe bâtard », renchérit Robert, la fourchette en l’air. Blessé dans son amour propre, David Volisson prend son attaché-case et claque la porte. Ce qu’il pense des points d’exclamation reste sujet à interprétation.

Semaine 7 : Au tour du participe présent d’en prendre pour son grade. « C’est l’équivalent grammatical d’une caravane, nous dit le prof, une charge inutile. » Madeleine lève la main, perplexe : «Sous- entendez-vous qu’En chantant de Michel Sardou est une mauvaise chanson ? » David Volisson se passe la main dans le peu de cheveux qu’il lui reste et soupire : « J’enseigne l’écriture, madame, pas la variété. »

Semaine 8 : Une dispute éclate entre Liliane et le prof. Au risque d’en décevoir certains, ce dernier nous a révélé que personne dans ce cours n’avait la moindre chance d’être publié. Sur le chemin du retour, Liliane me prend à partie : « Qu’estce qu’il y connaît Volisson? Deux de mes lettres sont passées dans le courrier des lecteurs de Santé Magazine. Mon blog a 40 visiteurs uniques ! Tu vas voir : je te parie que mon manuscrit sur la vie de Vercingétorix sera publié d’ici la fin de l’année ! »
Après deux mois de cet atelier troisième âge, j’étais incollable sur la place du verbe dans l’œuvre d’Henri Troyat, je n’ignorais plus aucun des avantages qu’offrait la carte Vermeil et connaissais sur le bout des doigts le menu de la maison de retraite des Écureuils. Sorti de là, rien. Je ne savais pas mieux écrire et ma page était toujours aussi pâle. J’ai donc jeté l’éponge. Tant pis pour le bras que m’avait coûté cette histoire. Je préférais encore écrire avec les pieds plutôt que d’endurer plus longtemps ce supplice. Peu de temps après, un ami m’a glissé le nom d’un site, totalement gratuit, où des bénévoles animaient des ateliers d’écriture. Sérieux, cette fois. Pour voir, je me suis inscrit sur Onvasortir.com. Ma première rencontre littéraire, intitulée sobrement « Montremoi ta plume », était prévue pour la fin de semaine. Allait-on me reconnaître ? Après tout, mon livre m’avait quand même valu de passer dans un sujet sur la paresse au JT de TF1.
Vendredi soir, heure convenue, j’arrive au bar du rendez-vous.
Personne. Je demande à la serveuse si c’est là l’atelier. Elle me dit :
« Non, il y a juste un club de rencontres à l’étage, mais je suis pas sûre qu’ils vous laissent entrer : il y a déjà beaucoup d’hommes. » Je monte l’escalier en colimaçon, un brin sceptique. Me parviennent des murmures étouffés : « Les gars, en voilà une ! » Le temps de me retourner pour lever le voile sur le trouble que ne manquent jamais de jeter mes cheveux longs sur la nature de mon sexe, j’entends quelqu’un rectifier : « Laisse tomber, c’est un travelo. » Face à cet accueil glacial, je m’apprête à redescendre quand un petit homme chauve aux gesticulations théâtrales se lève et m’apostrophe : « Soyez le bienvenu, jeune homme ! Nous sommes ravis de compter votre plume parmi nous. »

La salle se remplit peu à peu. Les âges divergent, pas le genre :
aucun doute là-dessus, nous sommes entre hommes. Costumes
tirés à quatre épingles, cheveux gominés ; il ne manque qu’un
bouquet de fleurs à mes compagnons pour ressembler à des
candidats de télé-réalité à la recherche de l’âme soeur. L’écriture
serait-elle une de ces extrémités auxquelles conduit la misère
sexuelle au même titre que Tournez Manège et le Bachelor ? Qui
sait. Arrivent alors Naomi et Allegra, deux jeunes filles d’une
trentaine d’années. L’une est mince et jolie, l’autre un peu moins.
Les coups de coude s’échangent accompagnés de rires gras et de
clins d’oeil. La soirée s’est dotée d’un trophée ; elle peut désormais
commencer.
Maître de cérémonie, le petit homme chauve qui répond au
nom de Bernard lance les hostilités. L’idée de cet atelier n’est pas
d’apprendre à écrire, nous dit-il, mais de se faire plaisir. Sa note
d’intention, sans équivoque, se conclut par un sourire à l’endroit
de Naomi.

Premier exercice : Bernard nous demande d’écrire sur
les lieux de notre enfance avec une caractéristique permettant
de les définir en une phrase. Au terme des dix minutes imparties,
je lis le peu de choses qui m’est venu à l’esprit : « La maison dans
laquelle j’ai grandi ne parlait pas beaucoup mais elle était bien
sympa. »
En lieu et place des applaudissements de courtoisie qui ponctuaient
ce genre d’exercices dans le précédent atelier, j’ai
droit au silence, deux bâillements et un curage de nez. Tout le
monde se tourne vers Bernard à qui l’organisation de la soirée
confère une autorité de maître d’école. Les yeux dans le vague,
il se gratte le menton, note quelque chose dans son cahier, puis
conclut : « Bon, c’est un peu faible. Tout le monde est d’accord
là-dessus ? »
Sous les regards lourds de reproche, je crois bon de m’excuser :
« J’ai toujours été nul en description. » D’une voix paternaliste,
Bernard feint de me rassurer en prenant Naomi à témoin : « Ne
vous accablez pas, jeune homme. Vous débutez, c’est tout. »
À titre d’exemple, il décide de nous lire le fruit de sa réflexion
dans laquelle il est notamment question de madeleines, de
Proust, de murs au goût de pains d’épices, de marchand de sable
et d’amour éternel. Comme après ma lecture, le silence prend le
dessus. Sans l’approbation de Bernard, personne ne semble oser
lever le petit doigt ni donner son avis. Conscient de son pouvoir,
ce dernier s’empresse alors de rajouter : « Pas mal, hein ? »Sans plus attendre, le groupe sort de son mutisme et suit le mouvement : « Ah oui ! – Quand même, c’est autre chose. – On sent
tout de suite une force, un souffle… – Tenez, j’en ai la chair de
poule ! »
Aux anges, Bernard se lève, fait mine d’ôter un chapeau puis se
rassoit sous les applaudissements. Se tournant vers moi, il me
demande si je vois la différence. Avachi sur mon siège, je dis plus
ou moins. Naomi détourne alors l’attention :
– Monsieur, vous pouvez répéter la correction ? J’ai pas eu le
temps de la noter en entier.
– Je vous en prie, appelez-moi Bernard.

Deuxième exercice : Il s’agit d’imaginer une
rencontre avec Dieu. Que lui dirait-on ? Les propos divergent
sur la forme. Pas sur le fond. Que ce soit en vers ou en prose,
l’atelier se transforme en club des célibataires anonymes dont le
manque d’amour est le fil conducteur. Naomi l’attend le coeur
battant, Pierrick demande à ce qu’on lui
donne l’envie d’aimer, Allegra s’écrie :
« J’y crois encore. » Malgré les efforts de
Bernard pour se distinguer en invoquant
L’Art d’aimer d’Ovide, c’est finalement
Patrice, jeune cadre à l’embonpoint
dynamique, qui met tout le monde
d’accord en interprétant un texte tout en nuances : « Si je dois
aller au diable pour trouver l’amour, je n’hésiterai pas. »
L’émotion, à son comble, amène chacun à prendre Patrice
dans ses bras. Il y a des pleurs, des mains se frôlent, certains
s’échangent des numéros.

Troisième exercice : Sur le modèle de la poésie de
Boris Vian, Bernard nous invite à décliner la formule « Je voudrais
pas crever sans… ». Inspiré par la faim qui me fait chanter
l’estomac, j’en appelle à l’absurde : « Je voudrais pas crever sans
manger un steak d’autruche. »
On me regarde, interdit. Apparemment, on ne mélange pas les
steaks et la littérature. Bernard se presse les yeux du bout des
doigts comme s’il était tout à coup épuisé. Il me demande si ça
m’amuse. Je lui dis non. Il tape du poing sur la table : « Jeune
homme ! On n’est pas là pour plaisanter. »
Penaud, j’entends à peine Allegra se lamenter d’une petite voix
qu’elle ne voudrait pas crever sans qu’un homme ne lui ait dit
« Je t’aime ». Mauvaise idée. Sans prendre de gants, Bernard lui reproche de vouloir nous apitoyer. « C’est un peu grossier, lui ditil.
On dirait du Harlequin. » Quand Naomi explique à son tour
qu’elle ne voudrait pas crever sans dire au revoir à son petit chat,
Bernard se montre plus enthousiaste : « Ah oui ! Voilà ! Là, on est
dans la sincérité ; pas d’esbroufe, juste un joli coeur qui bat ! Bravo
mademoiselle ! »
En guise de conclusion, Bernard nous invite à prendre un verre au
bar. Au détour de quelques palabres sur le temps et la politique
– tous des voyous –, la conversation s’attarde sur les rencontres
littéraires organisées chaque mois par le site Onvasortir.com.
Bernard coupe court : « Si vous voulez mon avis, les trois quarts
des auteurs publiés aujourd’hui ne sont que des gratte-papier pas
foutus de mettre un mot devant l’autre. Des imposteurs. Tous !
S’il suffisait d’être publié pour être écrivain, ça se saurait. Ces
gens-là courent après l’argent, la gloire ; l’amour de l’art, ils s’en
foutent. Nous… nous sommes de vrais écrivains ! »


Romain Monnery
Né en 1980. Garçon sans histoire : collectionne les borborygmes et le temps perdu. Parfois mange, bâille et se rendort. Une fois quelqu’un l’a vu dans une piscine (information non
confirmée alors que nous imprimons).
Il a publié Libre, seul et assoupi, Le Saut du requin et Un jeune homme superflu, Aux Éditions Au Diable Vauvert,

Floriane Ricard

Contact et site : http://www.florianericard.com/

Floriane Ricard, Décapage 55, Nouvelle de David Thomas « Le conseil d’Hemingway et autres textes »
Floriane Ricard, Décapage 55, Nouvelle de Lisa Balavoine, « Éparses ».
Floriane Ricard, Décapage 54, Nouvelle d’Arnaud Modat, « Père Noël, métempsychose et crachas ».
Floriane Ricard, Décapage 53, Nouvelle de Robert Benchley, « Comment une femme est parvenue à boucler son budget ».
Floriane Ricard, Décapage 48, nouvelle de Marie Causse, « La Place du mort ».

ÉDITIONS FLAMMARION